Disparitions

Alvarez n'était pas vraiment inquiet par le serpent. Malgré sa taille et sa robustesse, ils en viendraient aisément à bout à deux. Même s'il était rapide et puissant, le reptile tuait ses proies en les broyant dans ses anneaux avant de les avaler, mais, s'il s'en prenait à l'un d'entre eux, le second aurait le temps de tuer l'animal à coup de machette avant que l'autre ne soit mort.
Contrairement au poison de l'araignée où aux morsures du jaguars qui étaient synonymes de mort instantanée, Alvarez imaginait avoir un peu de temps devant lui pour vaincre l'anaconda. Il n'était pas certain de son coup, mais au moins, ces pensées le rassuraient un minimum.

La voix dans sa tête le figea. C'était la troisième fois qu'il l'entendait et vu la réaction de Juan, il n'était pas le seul.
Tout en tendant lentement la main vers le fusil, il répéta les phrases calmement à voix haute, guettant la réaction du serpent:

"- An-en chak kan. Ham-a !
Ma’ An-a in-wi’il

An-en chak kan. Ham-a !
Ma’ An-a in-wi’il

An-en chak kan. Ham-a !
Ma’ An-a in-wi’il "

- « Hein ? Toi aussi tu l’as entendu ? Alors c’est pas moi qui débloque… »

Du coup, Juan s’agenouilla, tout tremblant. Il sentait tous ses poils se hérisser, et les larmes lui monter aux yeux. C’était trop… dingue !

En l’entendant répéter, il glissa à Alvarez :

- « Euh… je suis pas sûr, mais j’ai compris :
"Je suis le grand serpent. Couche-toi ! - Tu n’es pas mon repas.”
Fou non ? »

En entendant la traduction, Alvarez fit de même et s'agenouilla...

Il dominait Juan de toute sa hauteur, premier à s’être couché. Ils entendirent alors les mots suivants :

An-a b’alam

Et tournant sa langue bifide vers Alvarez :

K’at-a a-way ?



Juan essaya de traduire :

- « Il a d’abord dit : "Tu es le jaguar."

Puis : "Veux-tu ton double ?"

Alvarez était complètement perdu.
L'incompréhension le tétanisait, il en avait oublié le fusil.
Au serpent qui lui faisait face, il se contenta d'acquiescer de la tête.

An-en kan ! An-a hun tan kan.
K’am-a k’uhul-Han

Le son de la voix était mélodieux, chantant comme une poésie.
Puis le serpent sortit des cuisines, pour s’éloigner prestement le long des eaux.


- “Là j’hésite… ça peut vouloir dire plusieurs choses. A mon avis :

"Je suis le serpent ! Tu es l’un des quatre.
Prends la fleur sacrée."


La magie de l’instant disparut avec le serpent. Comme quand on se réveille en sursaut d’un rêve trop clair, les images vivides de la nuit s’accrochant encore à nos rétines.

Juan et Alvarez étaient allongés au sol, un peu groggy ; une odeur printanière et musquée planait autour d’eux.

" Mais à qui parlait-il ?
Il se trouve que j'ai une fleur... et qu'elle est sacrée.
Mais les effluves qui embaument la pièce laissent présager la proximité d'une plante. Y en aurait-il une autre à trouver ?

Mais par prendre, il entend porter ou avaler ?"

Avec la disparition du reptile la magie se dissipa et Alvarez ressentit l'étrangeté de la situation.

"Tu te fous pas de ma gueule, tu as vraiment compris ce qu'il a dit ? Tu parlais cette langue, avant ?
C'est une langue sacrée, de l'aztèque ou une espèce de "fourche-langue" ?"

Juan se passa la main sur le visage. Lui aussi avait du mal à croire que c’était vraiment arrivé.

- « Ecoute, j’ai pas fait Poudlard ; donc je peux pas te garantir que je fais aucune erreur, mais ce que j’ai entendu, c’était du maya, dans sa forme ancienne… La langue a un peu évolué depuis. »

Il huma l’air à son tour. Il y avait bien un parfum floral qui les accompagnait.

- « Pour moi, ce qu’on vient de vivre ressemble vraiment beaucoup aux expériences qu’on vit en prenant le genre de fleurs qu’on a vues au zoo. Les vomissements en moins. Et j’en sais quelque chose… j’ai essayé.
Mais à ma connaissance, il faut en manger une bonne quantité pour sentir les effets. Là… on les a juste respirées. »

C’était à son tour de proposer une théorie.

- « Si les plantes poussent plus vite que la normale… elles ont peut-être changé ? »

" Tu veux dire que les plantes auraient nimbé la ville d'une vapeur hallucinogène ?
J'ai essayé quelques plantes aussi et... si j'ai bien l'impression d'avoir des hallucinations, j'ai pas le ressenti physique qui va avec...

Mais, toujours est-il que ce ne sont pas les plantes qui ont barricadées cet anaconda qui parlait Maya. Où as tu appris cette langue d'ailleurs ? Pour moi le Mexique constituait en partie l'empire Aztèque et les Mayas étaient plus au sud, au Guatemala non ?

On aura tout le temps de réfléchir aux évènements en mangeant. J'ai besoin de m'occuper les mains en pensant, de faire quelque chose de concret et de rationnel, ne serait ce qu'un instant !"

Tout en parlant, Alvarez pénétra dans la cuisine, à la recherche de nourriture.

"Il a parlé de jaguar et de plante. On a croisé les deux au Zoo.
Il a parlé des "quatre" également... Le serpent, Quetzalcoalt était un Dieu Aztèque, le jaguar aussi sûrement, quels peuvent être les autres ? Un Aigle ? "

- « En fait, les mayas occupaient aussi le sud-est du Mexique ; les aztèques étaient plutôt au centre et au nord. Eux, ils parlaient le nahuatl. »

Comme j’ t’ai dit, ma langue natale c’est autant le yucathèque que l’espagnol. J’ai grandi dans un petit village, près de Valladolid. C’est courant là-bas.
Et c’est une langue qui descend du maya ancien. Comme le quiché, qu’on parle encore au Guatémala, et que je connais un peu aussi. Donc j’ai les bases pour comprendre. C’est comme si quelqu’un parlait en vieux français, ici.

Si j’ai hésité, c’est parce que le mot kan peut avoir plusieurs sens. ‘Serpent’ en général ; mais ‘quatre’ quand c’est un chiffre ; et même ‘maïs mûr’ quand il désigne un jour de l’année. »


Juan accompagna Alvarez dans sa quête de nourriture. Il avait très faim aussi. Et il y avait un tas d’aliments comestibles, dans les placards et les frigos.
Il piocha ici ou là dans les vivres, et répondit la bouche pleine.

- « Mmmff, un aigle ? Moui, peut-être ; ou un vautour ?
Mayas et aztèques avaient des croyances très voisines… Le "Serpent à plumes", Quetzalcoatl, c’est Kukulkan chez les mayas… - Slûrp ! » fit-il en se léchant les doigts.

- « Quant au jaguar, il est associé à plusieurs divinités mayas. Notamment le dieu du feu terrestre. En gros, disons que ça serait la forme nocturne du soleil.
Il représente le feu, la nuit, et le monde souterrain ; mais c’est surtout l’animal des rois !

On peut le comparer à Tezcatlipoca chez lez aztèques ; "Miroir fumant". C’est aussi un dieu nocturne, un sorcier, dieu du temps et de la royauté, entre autres. »


Il ouvrit une boîte de maïs et découpa quelques tomates, pour faire une salade.

- « Mmm, pas mauvais ça ! Y’aurais pas du cheddar ?
Sinon, pour les quatre… je vois bien plusieurs trucs, mais je saurais pas dire duquel il s’agit… C’est un chiffre qui revient souvent, dans les légendes. »


Quatre points cardinaux et quatre couleurs,
Quatre éléments et quatre formes des dieux,
Quatre premiers soleils aztèques, et quatre premiers hommes mayas…

"Une chose me turlupine. Si c'était une hallucination complète, pourquoi aurions nous vu et surtout entendu exactement la même chose ? Ce genre de plante n'est pas censé favoriser le voyage intérieur et donc, ce que l'on perçoit est une sorte de reflux du subconscient ?
Les hallucinations sont donc théoriquement personnelles, non ?"

Alvarez éructa de joie en mettant la main sur un jambon fumé qui était suspendu dans un placard!

" Je t'avouerai que malgré tout mon amour pour le pays et nos ancêtres, je n'ai jamais pu me résoudre à apprendre la langue et mes connaissances portent surtout sur l'occident. Je voulais faire une thèse sur les raisons qui poussèrent les conquistadors à adopter un comportement aussi agressif, outre l'évident attrait pour l'or. Bref quelque chose sur les mentalités et leur gout du sang. "

Il commença à couper sa trouvaille et à en manger, en proposant à Juan.

" Auquel de nous deux s'adressait l'anaconda ? D'ailleurs, était ce vraiment un anaconda ou un autre serpent ?
Ce qui est vraiment troublant, c'est qu'à mon réveil j'ai croisé un jaguar, puis un vautour. Leur attitude était étrange, ils dégageaient une impression incroyablement humaine. Surtout le vautour. J'ai aussi mis la main sur la plante et ait entendu à plusieurs reprises des voix dans ma tête, comme à l'instant..."

Alvarez jeta un oeil à la pièce, cherchant une trace de la présence passée du reptile.

Les hallucinations sont donc théoriquement personnelles, non ?

- « Oui, c’est pas faux… ça devrait en tout cas. » - il se gratta la tête – « Normalement, chacun voit son propre esprit animal. »


- « Oh ! Les conquistadors…
La première raison de leur présence, c’était comme Colomb, parce qu’ils cherchaient la route des Indes. A l’époque, c’était le commerce des épices le plus important. Et la route commerciale de l’est était tenue par les Ottomans. Mais l’Occident chrétien en avait marre de payer les droits de douane. C’est pour ça.

Et leur goût du sang… si on oublie le fait que ce goût était bien partagé par les aztèques, les conquistadors ne considéraient pas les païens comme tout à fait humains, alors… ils se croyaient tout permis !
Si tu veux mon avis, c’étaient des viandards ! Surtout Cortes ; une vraie ordure ce type. Quand on sait comment ça s’est vraiment passé…

En plus comme tu sais, Cortes a profité de la légende de Quetzalcóatl, en se faisant passer pour un dieu, au moins le temps de parvenir jusqu’à Moctezuma.
Mais on raconte que c’est quand ils ont vu que les blancs faisaient aussi caca, qu’ils ont réalisé que ce n’étaient pas dieux ! Eh oui ! Les dieux ne font pas caca. »

Il en rit à haute voix, et échangea du jambon contre son maïs.
La suite de l’histoire était beaucoup moins drôle, quand Cortes et ses hommes rencontrèrent l’empereur…


Auquel de nous deux s'adressait l'anaconda ? D'ailleurs, était ce vraiment un anaconda ou un autre serpent ?

- « Au départ, j’ai eu l’impression qu’il s’adressait à moi, et ensuite qu’il se tournait vers toi. Non ?
Pour moi ça ressemblait à un anaconda, mais… En tout cas, je connais pas d’autre serpent de cette taille. »


Il engloutissait les tranches de bon cœur. Tout en partageant le repas, Juan exposa ses souvenirs de mythologie, se remémorant ce qu’il racontait aux touristes.

- « Tu vas me trouver obsessionnel, mais je crois que le vautour est un des aspects du serpent à plumes. Et que le jaguar est son rival dans les légendes. Ils sont opposés et complémentaires, comme le jour et la nuit.
L’un est protecteur et bénéfique. L’autre n’est ni bon ni mauvais ; il domine juste, comme le jaguar dans la chaîne alimentaire.
Tu te souviens plus de tes cours d’école ?

Peut-être que tu as un choix à faire ? Avec l’Occident ? Peut-être que tu as oublié tes racines ? Que c’est ça que ton subconscient essaye de te dire ? »

Juan réfléchissait en fonction de ses propres croyances, de son expérience personnelle. Une hypothèse qui en valait une autre.


En fouinant au sol Alvarez trouva, accrochées à l’angle d’un meuble, des lambeaux de peau morte qui attestaient de la présence du reptile.
Mais aucun excrément.

" Peut être, mais dans ce cas, pourquoi aurais tu partagé cette vision et aurait donc entendu mon subconscient ?

Je n'ai pas renié ce passé ni mes racines. Je m'intéresse à cette période sous un autre angle. Pourquoi la conquête de Cortez fut si sanglante alors que d'autres occidentaux furent pacifiques. Le nom d'un type m'échappe, mais il y a un groupe de blanc qui ont erré dans la jungle, se faisant passer pour des guérisseurs et allant de village en village. Ils étaient acceptés par les autochtones et avaient une attitude respectueuse. Lorsqu'ils ont finalement retrouvé les leurs, ils ont été arrêtés et sont morts en prison. La condamnation portait sur leur trop grande complaisance à l'égard des indiens.

Bref, la cupidité n'est pas l'unique motif des Occidentaux. Le choc des cultures, l'incompréhension sont à étudier sous l'angle plus sociologique de l'histoire des mentalités tout en évitant de considérer les deux peuples dans leur ensemble et en introduisant les personnalités individuelles.
Mais .... là je m'emballe un peu.

Si mon subconscient m'accuse d'avoir renié mes racines, il choisit mal son moment !

Il s'adressait à toi quand il a demandé de se coucher ou lorsqu'il a dit : "Tu es le jaguar, veux tu ton double ?"

A moi il aurait dit : "Tu es l'un des quatre, prends la fleur sacrée" ?"

D'un côté il y aurait le Serpent et le Vautour. De l'autre le jaguar... on a toujours pas le quatrième..."

Alvarez continua à manger ce qui lui tombait sous la main tout en essayant de faire quelques provisions.
Une petite pierre à aiguiser pour la machette serait la bienvenue, tout comme quelque chose à boire.

Dans tout drame, dans toute rencontre, il y avait forcément tout le spectre des réactions humaines.
Et Cortes était sûrement un opportuniste sans scrupules ; sa personnalité avait joué.

Ces histoires prouvaient aussi que chaque civilisation pensait détenir une vérité, une vision du monde légitime.
L’une tentait de s’attirer les bonnes grâces de la nature par des sacrifices.
Et l’autre s’estimait seul maître de cette nature, seul porteur de la volonté divine… Pour le malheur des autres.

L’économie est toujours un moteur ; mais à chaque fois, ce sont aussi des valeurs qui s’affrontent.

Et l’homme navigue avec difficulté, entre les racines qui le déterminent et les choix moraux que lui offre le destin.

Juan se contenta d’acquiescer. S’il avait appris certaines choses dans son métier de guide, il n’avait jamais théorisé ce genre de questions.

- « Quand il a dit de se coucher, je crois qu’il s’adressait à nous deux.
Ensuite, j’ai eu le sentiment qu’il me parlait quand il a dit ‘tu es le jaguar’. "

Ça lui faisait drôle de devoir dire ‘il’ pour un serpent, mais faute de mieux…


- " Parce que, je dois t’avouer un truc… Quand je t’ai dit que j’avais déjà expérimenté ce genre de fleurs, j’ai pas précisé que c’était dans une initiation, avec un chaman… Et mon way, mon ‘double’, c’est justement le jaguar.

Donc, je pense qu’il te posait la question à toi. ‘Veux-tu ton double ?’ – Parce que moi, j’en ai déjà un en fait.
Mais le tien pourrait aussi être le jaguar, ça n'empêche pas. »


- « Pour le quatrième, ça dépend à quoi il fait référence.
Si c’est d’ordre spirituel, ça peut être un animal, un végétal... Chacun a son symbolisme.»


Il y avait un aiguiseur dans un tiroir ; on entretenait bien les couteaux de cuisine ici.
Alvarez trouva aussi de quoi calmer sa soif, en jus de fruits ou en vin. Pour quelque chose de plus fort, il fallait voir du côté du bar, face à la piscine.


- « Mais au fond, c’est souvent quelque chose qui nous ressemble. Il faut savoir qui l’on est pour trouver son way.

D’ailleurs, tu faisais quoi avant, au Mexique ? C’est quoi ton truc, dans la vie ? - Si tu me permets, hein ? On se connaît pas bien, mais vu où on en est… autant faire connaissance. »

"Je faisais des études d'histoire. Je suis venu ici pour faire un Master sur le sujet dont je t'ai parlé.

Pour trouver mon double, il faudrait donc que j'avale cette plante histoire d'être dans un état second et découvrir qui il est ?

Mais avec tout ça, on est pas beaucoup plus avancé au niveau de ta soeur..."

- « Oui… On vient chercher une meilleure vie au-delà des frontières, et on se retrouve dans des emplois moins enviables. C’est là notre malheur.
Moi, j’étais guide, je fréquentais des chercheurs et des archéologues, et tout ce qu’on m'a proposé ici, c’était l’entretien du zoo ! Enfin… c’est un autre problème. »

Il soupira. Le souvenir de sa sœur le rappela à l’essentiel.

- « Normalement, bien préparée, la plante permet d’entrer en contact avec son double animal, oui.
Quand on rencontre des animaux qui parlent dans la langue de ses ancêtres, soit c’est son propre ‘way’, soit ce sont les doubles de chamans. Tu sais le pouvoir qu’on leur prête… Moi, je ne vois rien d’autre. »

Juan ne pouvait en juger que selon ses croyances. Il n’essayait pas de convaincre, il ne faisait qu’établir ce qui pour lui était un fait acquis. C’était juste qu’il ne mettait pas en doute la parole des chamans qui l’avaient initié.
Pourtant, même sa sœur n’avait jamais voulu y croire, alors… il était habitué au scepticisme. Mais peu lui importait de faire ou non de nouveaux adeptes.

- « Quant à Elena… la ville est grande, et j’espère bien que ce n’est pas elle que j’ai entendu crier. Mais j’ai remarqué des traces dans le hall, tu as vu ? Quelqu’un a du passer par là. Y’a si peu de survivants que je préfèrerais vérifier. »

" De toute façon, quelqu'un a enfermé le serpent dans la cuisine. Donc il doit bien rester un survivant..."

Alvarez était préoccupé par les propos du reptile, hésitant à absorber la plante.

"Retournons dans le hall histoire de suivre les traces que l'on y trouvera."

Les traces de pas ensanglantés menaient à l’étage.
Dans le couloir, ils virent tour à tour des gouttes de sang au pas d’une porte entrouverte, puis une autre importante flaque de sang et à quelques mètres, le corps d’une femme de chambre auprès d’un chariot renversé.

Plusieurs détails pouvaient donner vie à la scène figée qu’ils découvraient.
La femme avait eu un mollet dévoré par une bête sauvage.
Des impacts de balles criblaient le mur du couloir.
Et dans la flaque, l’empreinte d’un grand félin se mêlait aux pas d’un humain. - Alvarez avait appris à reconnaître ces animaux.

Les traces de pieds nus partaient aussi de ce sang à peine coagulé.

Mais le fauve comme le tireur avaient disparu.

Enfin, ils remarquèrent que la porte suivante du couloir portait de violentes griffures, peut-être moins puissantes que celles relevées au zoo sur la porte de la chambre froide, mais néanmoins impressionnantes.

Alvarez toucha le sang du bout de doigt afin de juger s'il était récent ou non. Il n'y connaissait pas grand chose mais, il savait au moins qu'un sang durcit signifierait que la scène s'était déroulée il y a quelque heures.

Les deux hommes suivirent les pas, se rapprochant silencieusement de la porte griffée. Alvarez y colla son oreille et regarda par la serrure.

En effet, ce sang avait été versé il y a quelques heures au plus ; il n’avait pas encore totalement séché.

Quelques douilles traînaient encore. Les tirs et le sang dataient de cette nuit.

Aucun bruit dans la chambre suivante. Alvarez aperçut le corps d’un homme affalé à son bureau, sur une pile de papiers.
Il y avait aussi une sale odeur qui provenait de derrière cette porte… une odeur de mort bien avancée.

"Merde... ca craint" dit-il à mi voix à son comparse.
"Un odeur de décomposition émane de la salle, il y a également le corps d'un type affalé sur un bureau... Je doute que ta soeur s'y trouve, mais ca peut toujours valoir le coup de jeter un oeil à la salle..."

S'il n'y a pas un bruit dans la salle, après avoir lentement ouvert la porte, Alvarez pénètre dans la pièce, relevant son pull avec une main pour se masquer le nez, tenant son fusil de sa main droite.

Juan le suivit, la machette levée. Il avançait à pas de loup, regardant partout.

L’homme était assis, la tête retombée sur une machine à écrire. Une mare de sang séché avait coulé du bureau à la moquette.
Il avait été poignardé et égorgé. Plusieurs jours auparavant. Le cadavre était rigide et glacé.
Le crime devait dater d’avant la catastrophe.

La victime avait griffonné tout un carnet. Un dossier à ses côtés comportait un tas de notes et de coupures de journaux.

Sa veste était accrochée au portemanteau. Et il y avait un livre auprès du lit, sur la table de chevet.
Dans la salle de bains, juste une trousse de toilette et un peignoir.

Enfin, Juan remarqua que la fenêtre déjà repérée d’en bas, celle par laquelle pendait le buste d’un homme, se trouvait juste en face d’ici.

- « Ce gars s’est fait tué, y’a deux trois jours, pas plus… Et y’a personne d’autre dans la chambre », fit-il en ressortant de la salle de bains.

"Pauvre type..."
Commenta Alvarez face à ce triste spectacle. D'un oeil distrait mais curieux il jeta un oeil au titre du livre ainsi qu'aux notes.

Puis, empoignant ses lunettes il observa l'immeuble d'en face et plus particulièrement la pièce où se trouvait le pendu. Il lorgna également les salles à coté, mais d'un oeil moins attentif.

"Tu penses que l'on peut se permettre d'hurler le nom de ta soeur, au cas où ? Vu notre position, on pourra voir venir le danger et se barrer si la situation craint. On sait pas ce qui sera attiré par les cris."

Alvarez était titillé par la plante qu'il avait en poche et ce qu'avait soit disant dit le serpent. Il l'essayerait le soir venu.
Il essaya d'estimer l'heure.

3 Octobre -14H40


"Jaguar Noir". - Ce livre était le premier volet d’une trilogie à succès, dont le dernier volume venait juste de sortir.
A en croire la quatrième de couverture, l’auteur y racontait les aventures d’une journaliste texane, Sarah Jane. Elle passait la frontière dans l’autre sens, cinglait vers le sud, et y découvrait une région mystérieuse, séculaire, riche de secrets chuchotés et de cités enfouies sous la jungle.

Un critique avait écrit :

« L'histoire d'une jeune femme des années 90, forte de toutes les certitudes de l’Amérique triomphante, vivant pour consommer, pour mordre les plaisirs de la vie à pleines dents… Jusqu’à ce qu’un garçon la consomme à son tour, comme un simple produit.
Cherchant l’oubli de cet amour perdu, elle va d’abord se trouver des racines ; avant que de déterrer le scoop de sa vie - celui qui ferait vaciller sa confiance dans le nouvel ordre mondial…

Gaëlle Gouldsboro offre une vision toute personnelle de l’affrontement entre tradition et modernité. Une parabole sur le retour des nations industrialisées dans les pays moins développés.
Elle annonce ce monde déjà naissant, où les ressources raréfiées sont source de nombreux conflits, où des multinationales apatrides sont les nouveaux colons, où l’homme redevient une marchandise ‘comme les autres’, que l’on trimballe d’un continent à l’autre, et que l’on jette après usage.
De nouveaux conquistadors déguisés en dieux… les nouveaux serpents à plumes. »

D’où le second volume : "L’Appétit du Serpent" ; et le dernier en date : "La troisième incarnation de Sarah Jane".



Sur le bureau, les coupures de journaux collectées par la victime rapportaient des disparitions subites, de SDF essentiellement. Ce n’étaient que des entrefilets de deux trois lignes, perdues entre les faits divers et les chiens écrasés.
Des notes personnelles faisaient aussi état d’immigrés clandestins disparus.
Et trois articles d’un grand quotidien avaient été découpés et soulignés en rouge. Ils rapportaient trois meurtres, sans lien apparent.


Puis en observant l’immeuble d’en face, Alvarez vit la pièce dévastée, un cadavre qui dégoulinait encore de sang frais, et… un petit télescope sur trépied, braqué droit vers lui !
Il n’y avait personne de vivant là-bas non plus, mais quelqu’un y avait épié la chambre où ils se trouvaient. Ça, c’était sûr.