Disparitions

3 Octobre – 9H30 [De Petit arrêt sur le trajet ]


Ash et Willsdorff quittèrent leur nid douillet pour un environnement plus périlleux… Et ils n’eurent pas longtemps à attendre pour le constater.

Dès qu’ils furent dans le couloir, juste devant la chambre, il y avait toujours le chariot renversé, et une mare de sang là où Will avait abattu le fauve d’une rafale… mais plus de bestiole ! Elle avait disparue !
Et des empreintes sanglantes de pieds humains couraient du couloir jusqu’à l’escalier. Des pieds nus…

-" T'es pas fou. Ou alors on est tout les deux en plein bad trip...Putain mais c'est quoi encore ce bordel?"

Obéissant à l'injonction de Willsdorf, Ash se la joua à l'américaine et se mit à raser le mur derrière son chef d'escadron. Elle sortit sa batte qui dépassait de son sac à dos et la prit bien en main, prête à exploser la première tête suspecte qui pointerait le museau.

Les pas descendaient les marches jusqu’au rez-de-chaussée, avant de se perdre dans la moquette épaisse du grand hall, vers la sortie. Il y avait aussi une trace de main ensanglantée sur la porte tournante.

Parmi les débris divers, il avait laissé son empreinte au dos d’une feuille d’enregistrement. On y voyait la moitié d’un pied, et deux doigts laissés quand il avait dû décoller la feuille de son pied.
Mais plus personne. Les traces étaient déjà sèches ; l’homme avait quitté l’hôtel dans la nuit… sans même régler sa note à la réception !

-La vache! Il y avait quelqu'un ici et on a rien vu ni rien entendu. Et c'est quelqu'un qui doit pas avoir les yeux en face des trous. C'est sortit pieds nus... Cette personne a surement besoin d'aide tu crois pas?

Ash posa un regard interrogateur sur Will, attendant une réaction.

Ils n’aperçurent rien depuis le hall de l’hôtel non plus. La rue était toujours déserte.

En face, il y avait un immeuble d’habitation plutôt cossu. Le rez-de-chaussée était occupé par un magasin de vêtements. Des mannequins immobiles portaient de belles toilettes, derrière la vitrine brisée.

Le magasin portait sur sa devanture de grosses lettres en aluminium : CB - la griffe d’un célèbre couturier, celui qui avait défrayé la chronique à plusieurs reprises. Il racontait avoir eu de nombreuses vies et avoir fait l’amour avec la Terre… Quelques semaines plus tôt, il avait même annoncé la chute d’une station spatiale sur Epsilon, au jour de l’éclipse ! On le tenait jusqu’alors pour un doux illuminé.

- J'vois pas ce qu'il y'a de drôle! répondit Ash avec une moue vexée.

Elle suivit le lieutenant à l'intérieur du magasin chicos, cherchant un miroir pour se donner une idée de ce qui avait fait rire Will. Elle s'aperçut finalement et esquissa un sourire. Elle semblait sortir d'un Z des années soixante-dix.
Elle se reporta son attention sur son "chef d'escadron", toujours souriante. Ce n'était pas vraiment le moment de se laisser distraire.

- On fait quoi maintenant?

Au bout du magasin, un escalator montait vers des étages de bureaux, des ateliers de confection, et plus haut, des appartements d’habitation.
On y logeait sans doute le meilleur personnel de la marque, de la vendeuse coincée aux concepteurs des modèles si recherchés de ces dames du beau monde. On racontait même que certaines ministres du gouvernement se fournissaient exclusivement ici… Enfin, c’est ce qu’elles disaient à chaque grand couturier, mais tout se sait très vite, dans ce petit monde.

Willsdorff avait pu repérer l’étage, où les lueurs malvenues avaient interrompu leur petit-déj’. Le quatrième.
Une plaque au bas de l’escalier indiquait qu’il s’agissait des appartements. Rien ne les empêchait de s’y rendre directement.

Aucun danger en vue. Les portes étaient fermées et silencieuses. Mais plus loin dans le couloir, l’une d’entre elles attira leur attention.
Une grosse trace d’impact marquait le mur face à cette porte. Un choc violent avait défoncé le plâtre et la brique. Et il y avait un cercle de vingt bons centimètres, parfaitement découpé, en plein milieu de la porte… Quelque chose d’inconnu l’avait traversé de part en part !
Trop gros pour un petit calibre, et trop net pour un gros.

Aucun bruit ne provenait de l’intérieur de l’appartement. Par le trou, ils aperçurent un homme à terre… Ils arrivaient après la bataille !

3 Octobre – 9H45


Willsdorff s’engagea à l’intérieur, arme au poing. L’homme au sol était torse nu, et baignait dans son sang.
Malgré sa méfiance, le jeune lieutenant ne put rien faire… Un coup violent et contondant le frappa à la nuque, l’envoyant directement dans les bras de Morphée.
Ash avait-elle encore pété un fusible et mis un coup de batte ? Non.
Un homme masqué se tenait au dessus de lui, jailli de nulle part !

En voyant ça, Ash fonça illico sur l’agresseur en hurlant. Fallait pas la faire chier !

- « WAAAaaaaaaaaaaaaaaaah !!!! »


Son cri avait toute l’intensité d’une méga sono, assez de décibels pour fracasser les vitres et tout faire voler dans la pièce !!
Le souffle propulsa le cadavre sur le rebord… et l’inconnu à travers la fenêtre, droit vers le vide.

Elle n’eut pas le temps de se remettre de ses émotions, qu’un second homme masqué sortit de la chambre à sa droite, vêtu d’une tenue rigoureusement identique : masque, gants noirs et tenue kaki plastifiés.

Le tir d’un gros pistolet jaune en plastique envoya une fléchette en plein cœur de la jeune fille. Elle vacilla, et sentit ses forces peu à peu l’abandonner…
Cupidon avait une bien sale tronche, finalement ! – Elle ne le voyait pas comme ça.

Ash rejoignit Willsdorff dans une douce inconscience, un sommeil cotonneux peuplé de rêves moins étranges que la réalité.

L’inconnu rengaina son arme insolite, puis traîna les deux corps par le col jusqu’à l’extérieur de l’édifice. Il était temps d’évacuer.



Quelques rues plus loin, Juan venait d’être tiré de son sommeil par un effroyable cri. Un hurlement qui résonnait encore entre les bâtiments.
Il avait froid. Il saignait. Il était nu.

[ Depuis Le Tartare – "Au cœur des Ténèbres" ]

3 Octobre – 13H


Juan et Alvarez se tenaient à un carrefour, entre un hôtel et un magasin de haute couture.

A l’étage de ce dernier, il y avait un corps dénudé, pendant à moitié par la fenêtre.

De l’autre côté, l’hôtel avait une belle marque de main, apposée au sang sur sa porte vitrée.


- « C’était dans le coin, que j’ai entendu crier », dit Juan.

Il observa avec inquiétude le cadavre là-haut… Heureusement, c’était un homme.
Et pas d’autre corps dans la rue à cet endroit. Au fond, il préférait ça.

" Rien en extérieur dirait-on, il va falloir opter pour un bâtiment.
On pourrait aussi essayer de crier, mais est ce réellement une bonne idée ?

Le magasin ou l'hôtel ?
On reste ensemble peut être ?

Je serais d'avis de casser la croute à l'hôtel. Il doit bien y avoir de quoi se concocter un vrai repas là dedans. On cherchera mieux avec le ventre plein... La matinée fut exténuante et les trois barres de céréales vont pas nous tenir longtemps au ventre..."

- « Moi aussi, je crève de faim. Allons-y tous les deux... Y’a toujours des cuisines dans un grand hôtel. »

Juan entra dans le hall. Il poussa la porte, à hauteur de l’empreinte de main. Des traces de pas nus et sanglants étaient encore visibles. Elles descendaient depuis l’escalier menant aux étages.

Il y avait une salle à manger à côté, et une porte vers les cuisines au-delà.

- « Le chef doit pas être aux fourneaux ; tu sais faire à manger ? Parce que moi à part les pâtes… »



La porte des cuisines était bloquée par quatre ou cinq lourds fauteuils, les mêmes que ceux du hall d'entrée. On les avait manifestement empilés là volontairement.
Ce n'était pas une habitude hôtellière courante que d'empêcher l'accès aux cuisines. Ou alors ils avaient un gros problème d'hygiène...

"Ca devrait aller...
Et puis de toute façon, des pâtes sans électricité ça va être compliqué ! A mon avis rien ne marche et on va devoir se taper un repas froid. Par contre, avec un peu de bol il devrait y avoir une bonne bouteille de pinard dans le coin histoire d'oublier, le temps d'un instant, la merde noire dans laquelle on est fourré !

Mais avant de casser la croute il va falloir déblayer ! Mais avant de virer tout ça, j'aimerai bien jeter un oeil à la cuisine, il doit bien y avoir une fenêtre pas très loin. Si la porte est bloquée de l'extérieur c'est qu'il y a une raison non ? Et puis, passer par une fenêtre sera plus simple que d'enlever tout ça !"

Son bel enthousiasme retomba aussitôt. Un peu comme un chaud et froid.
Il s’était déjà imaginé faire un vrai festin, et gratos en plus.

- « Ah, pas de chaud ? Dommage. J’aurais bien mangé un bon chili et des tortillas ! …Alors tant pis, ça sera repas végétarien; mais avec la meilleure bouteille de la cave. Tant qu’à faire…»


Juan resta un peu dubitatif devant l’inquiétude de son compagnon de route. Ça ne paraissait pas un obstacle insurmontable, et il se voyait plus vite virer quelques fauteuils que de se faufiler par une fenêtre, mais bon…
Juan suivit néanmoins Alvarez dans sa recherche de fenêtre.

- « Va falloir faire tout le tour. De l’autre côté, y’a une cour intérieure, avec une piscine et un bar. Y’a sûrement une entrée aux cuisines, pour les fournisseurs… »

Juan s’arrêta net. Comment connaissait-il la configuration des lieux ? Est-ce qu’il les avait instinctivement repérés en entrant ? Cela ne lui ressemblait pas.

Ils durent retraverser la salle de restaurant et le hall, puis longer la piscine avec ses corps inanimés qui flottaient, laisser le bar qui leur tendait les bras… pour enfin tomber sur une deuxième porte. Fermée !
Celle-ci, il ne fallait pas la dégager, mais carrément la défoncer !

Par un hublot dans cette porte, on apercevait un peu l’intérieur. Sa moitié supérieure. C’était un désordre inimaginable pour un hôtel digne de ce nom.
Des placards étaient ouverts, de la nourriture laissée sur les plans de travail, et certains restes étaient encore très récents.

Quelqu’un était passé par là quelques heures auparavant.

"- Putain...
Soit il y a quelqu'un d'enfermé là dedans, soit elle s'est barricadée...
Comment elle se nomme ta soeur ?
On peut essayer de l'appeler..."

Alvarez tapota au hublot en demandant "Y'a quelqu'un ?"
Pas trop fort.

- « Elena ? …Elenaaaa ! Es Juan ! »

Juan était moins prudent. C’était peut-être pour ça qu’il avait failli finir dans un trou…
Il était surtout plus inquiet pour sa sœur.

Mais aucune réponse. Il n’y avait apparemment personne à l’intérieur. Personne de debout, ni de conscient en tout cas.

- « Bon, on peut l’enfoncer cette porte. », dit-il en prenant son élan. « Tu m’aides ? »

"Ca a l'air solide non ? Tu penses qu'on y arrivera ?
Mais oui je t'aide !"

Juan Suarez était du genre trapu et costaud. A eux deux, ça ne résista pas longtemps.

Hélas, ils avaient sans le savoir foncé directement sur l’animal enfermé par Willsdorff…
Le monstre était toujours sur le sol, face à eux.
C’était un énorme anaconda de plus de dix mètres de long, assez large pour engloutir un homme en entier. D’ailleurs, d’après le renflement au milieu de son corps, c’était exactement ce qu’il avait fait !

Le serpent déploya ses anneaux et dressa la tête vers ceux qui osaient déranger sa digestion. Ses yeux jaunes clignèrent en évaluant les intrus.
Il était rapide comme un cobra ; c’était inattendu.

L'animal semblait être en pleine digestion, il n'avait donc pas spécialement faim. Il devait plus être dérangé et surpris que foncièrement agressif avec l'envie de tuer.

Alvarez recula prudement sans quitter la bestiole des yeux, cherchant son fusil du regard. Il l'avait posé avec son sac lorsqu'ils avaient enfoncé la porte.

Il intima à Juan de faire pareil: battre en retraite, lui indiquant d'un lent geste de la main qu'il comptait attraper le fusil pour endormir le monstre.

Au grand étonnement d’Alvarez, le reptile suivit son geste du regard. Et il ouvrit une large gueule en sifflant, menaçant !

Une simple reptation le rapprocha d’eux. Sa tête oscillait à plus de deux mètres de haut. Soudain, Alvarez entendit de nouveau une voix étrange lui chuchoter à l’oreille :

An-en chak kan. Ham-a !

Il vit au même instant Juan ouvrir de grands yeux ronds, et se figer sur place, livide.
La voix ajouta :

Ma’ An-a in-wi’il