Synergie

Il se départit enfin un peu de sa morgue… C’était le cas de le dire ! Mais il hésitait, cherchant ses mots.

- « Bien sûr. Evidemment. Euh… et bien… Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Nous ne sommes arrivés en ville que ce midi. Je ne sais pas ce qui s’est passé, enfin pas exactement. J’ai juste vu l’explosion, comme tout le monde, j’imagine. C’est tout… »

Il y avait trois regards noirs posés sur lui. Il poursuivit donc.

- « Et alors on a décidé de venir nettoyer… enfin je veux dire, de purifier la ville, en commençant par ici. Par les plus jeunes. Il faut bien enlever les corps, vous savez, sinon ça sera bientôt irrespirable. Sans parler des mouches, des rats, des épidémies. Il vaut mieux éviter les maladies… pour ce qu’il reste d’entre nous. Et ça c’est mon travail. Je suis médecin. Chirurgien diplômé » - précisa-t-il avec une fierté non dissimulée – « Les survivants doivent bien s’organiser, vous ne croyez pas ? »

Orclé semblait surpris, il ne s'attendait pas à ce qu'il y ait autant de survivants que l'homme le prétendait étant donné l'état des lieux. Néanmoins le "Chirurgien diplômé" donnait peu de détails, ce qui semblait louche. Les récents évènements avaient commencé à rendre Orclé un petit peu paranoïaque, il s'en rendait compte et se dit que sa lui passerait. En attendant, place aux questions!

-D'où vous venez? De l'extérieur de la ville? C'est comment là-bas? Les moyens de communication? Ils sont où les autres?

Il avait encore tout un tas de questions à poser, mais il se limita à celles qui semblaient essentielles à ses yeux.

-Ah ouais aussi, fais pas le dingue et vas droit au but quand on te demande un truc, tu seras bien aimable.

- « Oui, oui, de l’extérieur. »

Cette fois, il répondit sans détour ni hésitation. Avait-il compris la leçon ?

- « Hélas, je crains de ne pas avoir de très bonnes nouvelles. Les communications sont coupées ; plus rien ne répond… Quant aux autres, tous ceux qu’on a pu croiser sur la route étaient morts. Dans les maisons, les véhicules, tout le monde… Sans qu’on puisse expliquer pourquoi, d’ailleurs. On dirait qu’ils sont morts comme ça, d’un seul coup. Et je comprends vraiment pas pourquoi ! Médicalement, je veux dire… »

Il ajouta comme pour lui-même, en baissant la tête et la voix :

- « Il n’y a que notre groupe à s’en être tiré… et vous. Je doute que ça soit un hasard. »

On aurait entendu une mouche voler.
Il dansa d'un pied sur l'autre, un peu nerveux après un long silence.

- "Si vous n'avez pas d'autre question à me poser, vous devriez aller voir notre directeur. Il doit être à l'école en ce moment. Je crois qu'il s'occupe des derniers corps... avant que je ne les prenne en charge."

Luka ne sentait même plus son coeur battre. Tout semblait s'écrouler autour de lui. L'homme parlait comme si plus personne n'avait survécu ici bas. A la fin du monologue, Luka pris enfin la parole, et bredouilla, au bord de la crise de nerf :

- Y'a-t-il eu des survivants dans l'école. Tout les enfants sont....

il n'arriva pas à finir sa phrase. Il se demandait encore comment il allait réagir à la réponse de l'homme. Il lui faudrait une preuve, c'est sûr.

- « Euh… vous aviez des enfants à l’école ? »

Il avait employé le passé…

- « La communauté va s’occuper d’eux, maintenant. Je crois que Thomas est en train d’effectuer le transfert d’énergie. Ensuite je m’occuperai des corps et ils seront brûlés. »

Voilà qu’il reprenait ce ton insupportable, un peu condescendant, et d’une froideur clinique !
Ce type avait l’air de manquer cruellement d’humanité.

Orclé observait Luka d'un air soucieux, se demandant s'il allait céder à un pétage de câble ou s'il réussirait à se contenir suite aux paroles de l'autre cinglé.
Il tourna d'ailleurs la tête vers se dernier et lui répondit sur un même ton froid et cassant:

"Si vous voulez aider les survivants, alors va brûler avec les cadavres, je pense que personne ne pleurera un connard comme toi."

Il ne savait pas trop quoi dire de plus, attendant une réaction de Luka car l'impasse qu'ils venaient de prendre semblait dangereuse pour la suite des évènements.

Elena acquiesça d’un hochement de tête. Elle en avait marre de cette tête à claques. Elle avait même connu des morts moins barbants que ce mec !
Et puis qu’est-ce que c’était que ces conneries, de communauté et de transfert d’énergie ? Pourquoi ça sentait la viande ici ? Qui était "son groupe" ?
Des fans de Death Metal complètement barrés ? Il avait pourtant pas le look.
Enfin, qu’est-ce qu’il entendait par "s’occuper des corps" ?

Chacune de ses réponses soulevait une autre question, et l’écouter parler donnait trop envie de lui plomber la gueule !
Elle préféra laisser un autre décider s’ils lui arrachaient d’autres réponses, ou s’ils allaient voir ce Thomas... parce que elle, elle allait s’énerver.

Luka ne sentait plus son coeur battre à l'intérieur de sa poitrine. Les mots de l'homme avait un tel détachement de la réalité.

Il avait du mal à articuler ses phrases, et même à penser.

- vous avez des photos ou les objets personnels des enfants?

Une preuve, tant qu'il n'aurait pas de preuve, il n'y croirait pas.

Il avait lancé un sale œil à Orclé et Elena, mais évité de répondre. Il y avait quand même un truc inquiétant dans ce regard, qui laissait sous-entendre qu’il aurait volontiers dépecé et brûlé Orclé à petit feu…
Même quand il la fermait, ce type restait puant et malsain !

- « Euh… Non. Pourquoi faire ? Ce n’est pas moi qui m’occupe de ça…» - répondit-il à Luka. - « Mais nous n’avons emballé qu’une seule classe pour l’instant. Tous les autres sont encore à l’école avec Thomas. Alors avec un peu de chance, ils sont toujours là-bas. Vous pouvez allez voir. »

Luka, avait du mal à croire en la personne qu'il avait en face. La main toujours sur son arme, un peu de courage revenu, il déclara.

- Si c'est ainsi, allons le voir. Je vous suis

Pas de preuve, garder espoir, toujours

- « Euh… bon, d’accord. »

Il n’avait pas l’air heureux de devoir quitter son activité macabre, mais l’arme de Luka était assez persuasive.

Ils sortirent donc de la maison, pour retourner vers l’école.
Là, Orclé sut qu’il y avait quelqu’un au deuxième étage… Comment le savait-il ? Bonne question… Rien ne l’indiquait depuis la rue. Pourtant, il était persuadé, au fond de lui-même, que quelqu’un avait bougé dans une salle de classe à l’étage. Une personne seule…

Le "chirurgien diplômé" emprunta les escaliers :

- « Je crois que Thomas est au second… Il leur donne sa bénédiction. »

Il les guida dans le couloir jusqu’à une porte entrouverte. En approchant, ils entendirent effectivement psalmodier un laïus étonnant :

- « Te voilà débarrassé de tes parasites. Ton énergie retourne au Grand Tout, et rend plus fort notre communauté. L’énergie coule en nous depuis le Grand Tout… »

"Cours élémentaire 2B" – La classe des enfants de Luka !
En poussant la porte, ils découvrirent un spectacle terrible. Des petits corps ensanglantés pudiquement recouverts d’un drap. Dans un coin de la pièce, divers jouets… dont un nounours avec une écharpe bleu au sommet !
Un homme était penché sur les corps, avec une étole autour du cou. Violette et dorée, comme celle des prêtres, et pourtant différente.

Le visage sombre, Elena posa un bras amical autour des épaules de Luka.

Orclé commençait à sentir de nouveau le sang chaud palpitant dans ses veines. Qu'est-ce qu'il psalmodier ce type là? Grand tout? Des propos bien trop louches au goût du jeune homme. Il se demandait quelle réaction allait avoir Luka à la vue des corps présent dans cette classe.

-Putain... Murmura-t-il pour lui même.

Il attendit, perplexe, ne sachant trop que dire ou que faire pour le moment.

La mort. C'était tout ce que respirait la petite salle de classe. Les corps jonchaient le sol. La vue des cadavres fut dévastatrice pour Luka. C'était leur classe, la classe de ses enfants. Et même si les corps étaient recouvert, il y avait bien trop de petit inanimé. Les jouets dans le coin interpellèrent son attention. Sur le petit tas se trouvait l'ourson à l'écharpe bleu de son fils, c'était bien lui. Luka tituba, son corps ne répondant plus à ses ordres. Ses jambes devinrent aussi flasque que des carambars, prête à ceder au moindre coup de vent.

Une preuve, il te faut une preuve, se repetait-il sans cesse.....

Dans un dernier espoir, il se mit à soulever les draps, à la recherche d'un visage connu. Les larmes aux yeux, Luka avait complètement oublié les autres. Soulevant la mince étoffe, révélant le visage angélique des enfants fauchées dans leurs meilleurs années.

L’homme qui s’était présenté comme médecin s’adressa à Thomas.

- « Pardon, Directeur… il y a des gens parmi nous… des survivants… »

Thomas Cruz se retourna, les yeux écarquillés de surprise.

- « Déjà ! », s’exclama-t-il. « L’Ordre des choses ne perd pas de temps ! »

Il considéra les arrivants, et tout à coup son visage s’éclaircit d’un grand sourire. Il alla vers les trois nouveaux, pour donner une grande accolade chaleureuse à Orclé et Elena.

- « Chers amis ! Soyez les bienvenus parmi nous. Ah, c’est un vrai bonheur de voir que vous avez survécu ! Nous n’espérions pas pouvoir compter sur de nouveaux membres si tôt... Nous avons de la nourriture, des boissons, des médicaments. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout n’hésitez pas. »

Il les regardait l’œil brillant. Lui aussi avait cette étrange lueur dans le regard, mais en nettement plus amical que l’autre amateur de cadavres. En fait… c’était comme une pointe d’admiration.

Puis il réalisa que Luka ne se préoccupait pas de lui. En le voyant soulever chaque drap, de plus en plus fébrile, Thomas Cruz comprit vite que c’était bien plus personnel qu’une curiosité morbide. Il se tint silencieux auprès de Luka, les lèvres pincées, voulant signifier sa compassion.

Aucun parent ne voudrait jamais connaître cette douleur. Aucune mère de devoir quitter la chair de sa chair, ni aucun père l’impuissance de n’avoir pu les protéger.

Luka était à présent figé devant le corps d’un petit garçon. Hélas…

Zéric dormait d’un visage serein, dont seul un dieu miséricordieux pourrait maintenant le tirer. Il avait juste au front trois gouttes de rubis qui perlaient. Nulle souffrance ne marquait sa douceur enfantine. Il ne restait qu’une innocence trop vite évanouie.
On dit que les purs exhalent un parfum de rose en leurs derniers instants, l’odeur de sainteté. A deux pas Léana offrait à la classe son dernier cadeau : comme l’arôme d’un jardin matinal, sous un éclat de rosée.

L'horreur la plus totale, celle qui nous contraint dans ses bras noirs, sans aucun espoir de sortit. Voila ce qui venait de s'abattre sur Luka lorsqu'il souleva ce drap taché d'un sang sombre. Son cœur s'arrêta de battre. Plus douloureux que si on lui avait arraché le cœur de la poitrine, L'agent était tombé à genoux en découvrant le corps sans vie de son propre fils. La preuve était là, l'espoir avait complètement disparue.

Comment réagir dans une telle situation. Il n'y avait plus rien à faire. Son fils était mort. Luka souffrait intérieurement, il pleurait même, mais rien ne transparaissait. Il avait toujours été ainsi, tout le temps à cacher ce qu'il ressentait, surtout ses peines. Sa femme était là seule à savoir quand il n'allait pas bien.

Zéric semblait si paisible, il semblait juste endormi. rien ne paraissait le troubler. Luka effleura le visage de son fils, du bout de ses doigts. Une dernière caresse, un dernier adieu. Sa peau était froide.

Il se leva et souleva le dernier drap. Sa fille. Léana.

Adieu, pensa-t-il avant de caresser son visage. Comme son frère, elle était paisible. Comme lorsqu'ils dormaient et que Luka venait les embrasser avant d'aller se coucher. Une larme réussit à perler au coin de l'oeil de l'inspecteur.

D'un geste, il souleva son fils et vint le poser juste à côté de sa soeur.

Je vous aime, souffla-t-il avant de les recouvrit d'un draps.

Il se releva alors et se tourna vers les étrangers.

- Vous ne les touchez pas, ordonna-t-il d'une voix sec et sans aucune sensibilité, se mordant presque les lèvres.

Puis il ramassa l'ourson à l'écharpe bleue et le déposa sur les enfants.

Thomas fit les gros yeux et un geste de la main à son camarade spécialisé dans la découpe, pour lui dire de dégager vite fait. Sa présence risquait plutôt de compliquer les choses. Qu’avait-il été encore raconter ?

- « Bien sûr. Bien sûr. Je comprends… Vous pourrez emporter les corps, si vous le souhaitez. Nous n’y avons pas encore touché. Je me suis juste permis de leur accorder ma bénédiction… A présent, leur souffle a rejoint l’unité. Ils sont paisibles et heureux, libérés de toute mauvaise influence. »

Ils étaient à présent seuls avec Thomas. Devant la douleur de Luka, personne n’osait rien dire. Face à un tel malheur, qu’y avait-il à ajouter ?
Pourtant celui que pour une raison inconnue l’autre avait appelé son Directeur choisit d’insister, en commençant par se présenter. Il se tenait toujours aux côtés de Luka, les mains jointes devant lui, comme le faisaient les prêtres et les croque-morts dans ce genre de situations douloureuses.

- « Je suis Thomas Cruz, Directeur de notre petite communauté. Pouvons-nous faire quelque chose pour vous ? »

même si Luka était encore sous le choc, les questions étaient assez simple et logique.

- Commencez par nous dire ce qui est arrivé, ce sera un bon début.

- « Ce qui est arrivé… Vous voulez dire à la ville ? Et bien… Nous avons vu l’explosion depuis l’orée de la forêt, à l’extérieur de la ville. C’est là que notre communauté avait trouvé refuge. Un spectacle… terrifiant ! Je n’ai jamais rien vu de pareil ! »

Il dansait d’un pied sur l’autre, très agité.

- « Même le 11 septembre, c’était de la petite bière à côté ! Cette lumière, le souffle et les flammes… On n’en croyait pas nos yeux ! Et pourtant il nous avait averti, notre guide - la villa où nous étions lui appartient – il nous avait bien dit qu’un cataclysme allait frapper la ville en ce jour d’éclipse ! Mais personne ne l’a pris au sérieux bien sûr, comme d’habitude. »

Thomas faisait à présent de grands gestes avec les bras.

- « Nous, nous l’avons suivi, car il avait juré que les fidèles seraient épargnés, que le souffle vengeur n’atteindrait pas les élus. Et que les éléments choisis par les forces qui nous gouvernent seraient appelés à reconstruire le monde… Un monde plus pur, doté d’hommes nouveaux. Ça… c’est quelque chose qu’on peut pas expliquer. C’est la volonté supérieure ! » fit-il en secouant la tête et en pinçant les lèvres.

- « Des livres anciens, des prophéties, tous parlent de ce jour depuis le début des temps. Si j’avais un jour pensé y assister… D’après notre guide, c’est quelque chose tombé des cieux qui a fait ça. Et il est effectivement écrit dans les textes sacrés : « Puis je vis l'Agneau ouvrir le sixième sceau ; survint alors un grand séisme, le soleil noircit comme tissu de crin, la lune entière devint rouge sang, et les étoiles du ciel se mirent à choir sur terre »

Il récitait avec application, l’index levé.

Orclé avait les yeux légèrement écarquillé, il parlait pour lui même.

-Les étoiles se mirent à choir sur la Terre...

Il commençait à trouver ça de plus en plus louche, une communauté de gens en compagnie d'un pseudo prophète aux abords de la ville. Le hasard semble bien faire les choses pour eux.

-Vous parlez de votre communauté. Mais quelle est cette communauté?

Cette fois-ci, il ne ser parlez plus à lui mais s'adressait d'un ton déterminé à Thomas.

Le petit homme lui répondit très sérieusement, avec la plus grande fierté.

- « Mais… la Synergie bien sûr. L’Eglise de la Synergie ! »

Cela lui semblait une évidence. Puisque les survivants ne semblaient pas connaître son culte, il s’expliqua :

- « Notre religion vise à l’amélioration de l’individu, par l’étude et par l’ascension sociale. Car l’homme qui se lève tôt pour travailler est celui qui réussit. Et ceux qui réussissent sont les leaders qui éclairent le monde… Leur énergie rejaillit sur le reste de la société - parce qu’ils sont en prise avec le Grand Tout, la Force supérieure. Ces hommes éclairés y puisent l’énergie nécessaire, celle qu’ils redistribuent aux moins conscients. En organisant les bonnes règles de vie, en leur montrant la voie.
Et une fois que l’on suit la voie, tout devient clair, fluide. Car chacun d’entre nous peut accéder à cette connaissance, et devenir un homme libre. Alors la société avance, peu à peu, sur le même chemin, partageant les mêmes rêves et la même énergie…dans l’unité… dans la synergie. »

Orclé restait abasourdi face à une telle réponse. Tout ce que l'autre racontait allait à l'inverse de sa vision du monde. Ce Thomas semblait aveuglément amoureux de l'Eglise de la Synergie, comme si lorsque cette société serait en place, l'univers deviendrait tout beau tout rose.

-Toi t'es du genre utopique c'est ça? Ou bien t'es du genre "sous LSD"? En tout cas ton église m'intéresse pas, faites ce que bon vous semble tant que vous venez pas faire chier les hommes libres, les vrais.

Orclé se retourna vers Elena et Luka.

-Vous voulez rester ici?