Synergie

[Depuis Les Rues : Reggaeton ou Phlégéton ? - 17H ]



La partie la plus à l’est de l’Agora concentrait tous les bâtiments d’administration. C’était la zone la plus touchée. Pour une réinscription, il allait falloir attendre un peu.

Le petit groupe passa les bureaux effondrés, les ruines encore fumantes d’une cafétéria, puis une longue allée. Elle était encadrée de galeries couvertes à colonnades, ponctuées de bancs et d’affiches. C’est là qu’étaient placardées les principales annonces. Les étudiants y recevaient aussi leur dose quotidienne de réclames, sur leur trajet vers l’école.
Il y avait à intervalles réguliers le même panneau qui revenait :

Donnez votre sang. Aidez votre communauté.
L’Hôpital Miséricorde vous attend.

Pour le sang, ils avaient bien donné manifestement.

La partie centrale de l’Agora était consacrée à l’enseignement primaire et secondaire. L’école ne devait plus être très loin.
Au-delà, toute la moitié ouest constituait le gros du campus, avec ses amphis, ses chambres d’étudiants, son esplanade, son resto-u, et un terrain de sport.

Mais Luka Ever ne visait pas aussi loin. Tous allaient prudemment, manquant de trébucher sur les centaines de briques et la terre retournée. Sauf Luka, qui traçait son sillage, toujours droit devant.

Soudain ils les aperçurent. Tous les cinq alignés. Une paire de gants épais avait été abandonnée à leurs côtés.

Luka se figea à la vue des sacs. Il sentit ses jambes fondre. Se pourrait-il que...

Impossible

- Il y a d'autres survivants, déclara-t-il avec une voix aussi tremblante que ses mains. Ces cadavres ne se sont pas mis dans ces sacs tout seuls.

Il s'approcha doucement. Il devait en avoir le cœur net. Prendre son courage à deux mains, et vérifier l'identité des morts.

D’abord, il fut évident à Luka qu’il s’agissait de corps d’adultes. C’était déjà ça.
En dézippant le premier sac, une sale odeur lui remonta dans les narines… Il reconnut un homme qu’il avait déjà aperçu une fois. Un parent d’élève.
Dans le second, il y avait un gardien du campus, reconnaissable à sa tenue grise, un trousseau de clés à la ceinture.
Les trois autres contenaient également des parents, certainement venus chercher leurs enfants à l’école.

Une allée pavée remontait au nord vers l’école. Et au loin, Orclé remarqua une vague silhouette glissant dans la brume, avant de disparaître dans un bâtiment. Une silhouette masquée…

Luka se sentit soulagé. Mais le mystère ne faisait que s'épaissir. Où étaient ses enfants, et qui avait placé les cadavres dans ces sacs ? Son instinct lui souffla que des choses étranges se passaient peut-être. Il allait falloir être plus prudent, et sans doute plus rapide.

Luka referma quatre des sacs. En refermant le sac du gardien, il remarqua les clés à sa ceinture, et s'en empara.

Il n'y a peut-être plus aucune porte debout, mais ce serait embêtant d'en trouver fermées

Puis il finit de refermer le sacs, laissant là les cadavres déjà bien puant. Il jeta un coup d'oeil aux gants, essayant de trouver quelque chose d'inhabituel.

Enfin, il se remit debout.

- Paix à leur âmes. L'école primaire est par là, si je me rappelle bien.

Ils remontèrent l’allée, curieusement guère plus heureux de savoir qu’il y avait quelqu’un… quelque part.

Ce qu’ils découvrirent au sommet de cette allée était une répétition du précédent spectacle - à plus grande échelle !
Des dizaines de corps, grands et petits, avaient été emballés et rangés à même le sol dans un parfait alignement. Comme si un maniaque de l’ordre était passé par ici, pour donner un semblant de décence aux corps pêle-mêle que l’on rencontrait ailleurs.
Détail macabre, mais plein d’attention, il avait pris soin de déposer sur certains petits corps, la peluche ou le jouet qu’ils étreignaient encore au moment de la fin…

Orclé ouvrit la bouche lorsqu'il aperçut la silhouette masquée au loin, puis la referma, pensant que sa weed était vraiment puissante pour lui faire voir ça. Pourtant la bauh n'est pas un produit hallucinogène mais seulement euphorique. Il hésita avant d'en parler aux autres, mais finit par s'y contraindre, quitte à passer pour un fou s'il n'y avait personne.

-J'ai vu quelqu'un là-bas, avec un masque.

L'expression de son visage était on ne peut plus sérieuse. En même temps, le genre de spectacle qui s'offrait à eux n'était pas spécialement drôle. Tout ses corps mis dans des sacs, celui ou ceux qui avaient fait ça devait avoir de sacrés tripes ou un sacré problème au cerveau.

Elena se tourna dans la direction indiquée par… le jeune type au nom imprononçable.

- « Un masque ? »

Quand on portait un masque, c’est qu’on n’avait pas la conscience tranquille. Donc à ses yeux, c’était un danger potentiel.
Elle interrogea Luka du regard, d’abord pour savoir s’il avait vu quelque chose. – Non qu’elle mette en doute ce que voyaient les pupilles dilatées du rasta, mais bon…

Ensuite, elle ne tenait pas à aller voir de plus près toute seule. Et puis cela éviterait que Luka se mette à déchirer tous les emballages… Il avait l’air un peu fébrile devant tous ces corps d’enfants.
Pourvu qu’aucun jouet ne soit aux siens !

Elle se demandait quand même quel Père Noël dérangé avait fait tous ces petits paquets ?

Luka était sans voix, ses jambes avaient beaucoup de mal à le maintenir debout. Une seule sensation envahie son corps : le néant. Il ne savait pas comment réagir. S'effondrer devant ce spectacle macabre, abandonnant tout espoir que ses enfants soient encore en vie, ou bien se résoudre à chercher leur corps dans l'espoir qu'ils n'y soient pas.

Il jeta un regard froid sur les sacs, examinant chaque petit sacs avec la plus grande attention. Chaque détails avaient une importance capitale. Ses enfants n'avaient jamais manifesté beaucoiup d'attention pour un seul jouet. Ils n'avaient pas de "doudou", mais depuis qu'ils étaient rentrés à l'école, il ne quittait plus les petits ourson que Luka et sa femme leur avait acheté. Un petit ourson avec une écharpe bleu pour lui, et un petit nœud rose pour elle.

Il pria de toute ses forces, de toute son âme pour que les oursons ne couronnent pas l'un des sacs noirs au sol.

A mesure qu'il inspectait chaque sacs, il entendit la conversation de ses deux acolytes.

Un homme masqué, pensa-t-il en jetant un regard autour de lui, à tout les coins de bâtiments.

Notre nouvel ami aurait pu tout imaginer, mais dans les circonstances dans lesquelles ils étaient, tout étaient possible. Il sentit le regard interrogateur d'Elena se poser sur lui. Il leva un doigt, pour leur faire signe d'attendre encore un instant, puis son regard replongea sur les sacs à ses pieds.

Luka passa en revue la longue file de cadavres. Il n’y avait qu’une quinzaine d’adultes sur la cinquantaine de corps. Des parents attendant la sortie, ou les professeurs de l’école. Impossible de le dire sans ouvrir les paquets ; mais peu importait au fond.
Et trente-cinq enfants. Cela faisait quand même toute une classe.

Elena attendit bien volontiers qu’il ait fini. Elle préférait ne pas voir ça de trop près. Il n’y avait rien de plus triste que la mort d’un enfant. Alors elle regardait alentour, faisant le guet. Orclé avait fini par l’inquiéter, avec ses visions.

Par bonheur, les deux oursons en question ne faisaient pas partie des peluches présentes. Ses prières avaient été exaucées.

Orclé concentrait ses pensées sur la silhouette qu'il avait aperçut au loin. Oui, ça devait être un masque, personne ne pouvait avoir une telle forme de visage, sauf peut-être une espèce venu du fin fond des étoiles.

Pendant qu'il continuait de réfléchir, l'autre flic s'occupait d'examiner les objets entreposés sur chaque sacs. Lorsque ce dernier eut fini, Orclé reprit la parole:

-La silhouette allait dans cette direction.

Il fit un geste du bout du doigt pour ponctuer sa phrase. Malgré ses yeux rougeoyant, il semblait étonnamment sérieux.

-Cette ville pue la mort et le mystère.

Luka se sentit revivre. Les deux oursons ne se trouvaient sur aucun sacs. Une bonne nouvelle qui appela alors les doutes dans son esprit. Heureusement que ses enfants n'étaient pas là, mais alors, où étaient-ils ?

Orclé désigna alors la direction qu'avait pris l'homme masqué. Luka ne savait plus trop où il était, déboussolé par tant d'émotion. L'école primaire ne devait pas se trouver bien loin.

- Si on y allait ?

Luka ne pouvait plus rester en présence de ces cadavres d'enfants. Il fallait qu'il retrouve les siens. Le doute était insoutenable.

Ils atteignirent très vite l’école, au bout de l’allée. La classe des enfants de Luka était là, à l’étage, derrière ces vitres brisées.

Sur la petite place devant l'école, il y avait une grande quantité de sang au sol, et de longues traînées. Des corps avaient été sortis jusqu'ici.

L'endroit indiqué par Orclé était juste à côté, une maison en annexe de l’école. Celle des gardiens, ou de la direction ? Elle était à peine touchée, petite baraque coincée entre de plus gros bâtiments.
Les volets étaient baissés, et la porte apparemment fermée. En tout cas, elle n’avait pas été soufflée.

Le parvis de l’école était une vraie mare de sang. Les corps avaient saigné bien plus que de raison, ici … Le jeune chevelu n’avait pas tort. Quelqu’un manipulait les morts. Un mystère aux relents nauséabonds.
Et il y avait effectivement des traces de pas laissées dans l’hémoglobine sombre.

- « Alors ? L’école ou l’annexe ? Je vous suis… »

Orclé regarda Luka qui semblait un peu désorienté. Il prit la parole avec le ton de celui qui se pose des questions mais qui sait ce qu'il va faire.

-Perso, je me demande bien qui était ce gars louche, je suis bien tenté d'aller voir là-dedans, juste un coup d'œil. Même si on est pas beaucoup de survivants, il doit bien rester quelques tarés, et je pense que pour se trimbaler avec un masque sur la tronche dans cette situation il faut avoir des putains d'soucis dans sa tête.

Il n'attendit pas qu'on lui réponde et se dirigea vers la porte de l'annexe et enclencha la poignée...

La poignée tourna, mais la porte refusa de s’ouvrir. Elle était fermée. A clef.
Et tous les volets aux fenêtres étaient baissés.
Pourtant, il y avait bien des pas menant ici.

Luka se demandait encore ce qu'il devait faire. Tout ce sang n'annonçait rien de bon. Orclé se décida avant l'agent et tenta d'ouvrir la porte de l'annexe. La porte ne semblait pas se soumettre à la volonté de l'homme. Luka scruta le bâtiment, mais la porte semblait être la seule manière d'entrer.

C'est alors qu'ils se souvient du trousseau de clé qu'il avait pris sur l'agent de sécurité dans le sacs. Tout en cherchant le trousseau dans son sac, il déclara:
- Là où il est maintenant, il n'en a plus besoin.

Et sortant triomphant les clés, il les essaya sur la porte.

Bien lui en prit, puisque après plusieurs tentatives, une clé du trousseau finit par ouvrir le verrou.
L’entrée était maculée de pas sanglants. Dans la pièce principale, il y avait un grand tas de sacs noirs, du genre de ceux utilisés pour les derniers corps qu’ils avaient aperçus, et plusieurs rouleaux de chatterton.
L’intérieur, avec son armoire normande et sa vieille télé, faisait plus penser à celui d’un paisible couple de retraités.
Et pourtant… la table du salon, qui portait encore son petit napperon et une soupière en grès à forme de cochon, avait été détournée de sa fonction première. On y avait déposé plusieurs instruments inquiétants : écarteur, scalpel et sécateur.

Un bruit de plastique froissé leur parvint de derrière la porte suivante.

Aussi impulsive qu’Orclé, Elena l’ouvrit d’un grand coup, la main à la taille, sur l’arme que Luka lui avait donnée.
Et ils tombèrent tous les trois nez à nez avec un homme étrangement vêtu, qui s’affairait dans ce couloir ! Il était en train d’emballer soigneusement dans des glacières un tas de petits paquets ensanglantés.
L’homme ne s’attendait manifestement pas à leur entrée. Il avait sursauté et les regardait maintenant avec de grands yeux ébahis… de derrière son masque !

Orclé se demanda où le flic avait bien pu dégoter ce trousseau de clefs. Il n'eut pas le temps d'en parler car l'autre avait déjà ouvert le porte, le spectacle à l'intérieur n'était pas des plus rassurants et il observa avec dédain les outils entreposés du la table nappée.

Puis ce fut Elena qui prit les initiatives lorsque l'on entendit tous ce bruit de froissement qui venait de la pièce suivante. Il plissa les yeux, ce qui lui donna un air mauvais lorsqu'il aperçut l'homme affairé à des activités étranges.
Le couloir était trop étroit pour lui permettre de passer alors que Luka et Elena se trouvaient devant lui. Il passa néanmoins la tête entre les deux, pour bien voir à qui il avait à faire. Son ton était agressif lorsqu'il prit la parole:

-Tu fais quoi là enculé?!? Va niquer tes morts mais respectes les autres et laisses les reposer en paix! Fada!

Il referma précipitamment la caisse devant lui, comme par réflexe. Et recula d’un pas quand la tête d’Orclé bondit dans son champ de vision, comme un diable hors de sa boîte !

- « Hein ? Quoi ? Mais qui vous… »

Sa voix était un peu étouffée, et ses traits dissimulés. Mais tout dans son attitude trahissait la surprise.

- « Vous êtes vivants ?! »

Orclé eut un air plus qu'étonné suite à la question de l'homme qui était vêtu comme si il était dans une zone radioactive... Ce qui, après tout, était peut être le cas.

-Tu trouves qu'on a l'air mort ou quoi là? Depuis quand les cadavres sa bouge et sa parle? Eh?!?

Il tenta de se calmer, de respirer un bon coup. Après tout, l'homme en face était encore sous le coup de la surprise et il était concevable qu'il puisse se poser de drôles de questions.
Son sang commençant à se refroidir, Orclé reprit la parole:

-Qu'est-ce tu fais là?

L’homme ôta son masque. Il n’en revenait manifestement pas. De voir des survivants… et d’être insulté ! Il allait répondre sur le même ton, mais les circonstances étaient trop exceptionnelles pour… pour se montrer sous ce visage là !

Il se ressaisit très vite, et prit le petit air supérieur du professionnel outré. Qui n’était pas déjà tombé sur ce genre de gars ? C’était hélas trop courant, chez les professeurs, les magistrats, les médecins… Alors ne parlons pas des professeurs en médecine !

- « Oh pardon. A votre ton, j’avais cru un instant à une mort cérébrale. Simple erreur de diagnostic... »

Malgré l’assurance qu’il tentait d’afficher, il lorgna quand même sur les armes, pas vraiment rassuré. Il les détailla aussi tous les trois des pieds à la tête, comme on juge du niveau social de quelqu’un à son aspect, comme on évalue une marchandise aussi.
Pourtant, il y avait également au fond de son œil, une vague lueur qui brillait. Etait-ce de l’intérêt, de l’admiration… Ou avait-il le même fournisseur qu’Orclé ?!

- « Ce que je fais là ? Ben mon travail, pardi ! Mais je pourrais vous retourner la question. Vous venez d’où comme ça ? Vous étiez en ville quand… c’est arrivé ? »

Son travail. Luka faillit avoir une attaque en l'entendant parler avec si peu de sensibilité. La main toujours campé sur son arme fétiche qu'il portait à la ceinture, il avait du mal à réfléchir. Et il ne semblait pas être le seul.

Mettant sa colère un peu de coté, il demanda :

- C'est quoi votre travail ? Et qu'est ce qu'il s'est passé ici ?

La main de Luka commencé à trembler sur l'arme.

-Réponds, cria-t-il.

Il leva une main, de plus en plus inquiet, même s’il persistait dans son ton hautain.

- « Houlà, attendez… Je comprends, vous avez dû passer par des épreuves difficiles. C’est l’enfer là-bas, hein ? Mais ne vous inquiétez plus ; c’est terminé. Nous allons nous occuper de vous maintenant. »

On aurait dit qu’il s’adressait à des gosses pour leur faire entendre raison.

Ce type avait le don d’énerver les gens. Elena n’appréciait plus depuis longtemps qu’on la materne. Surtout quand la berceuse sonnait un peu faux.
Et si elle les respectait, elle ne se sentait pas tenue par les mêmes lois que Luka. Si tant est que ces lois aient encore un sens. Il ne faudrait pas la chatouiller trop longtemps.
Calmement en apparence, elle sortit l’arme, en secouant la tête d’un air désolé.

- « Tu choisis de répondre à la question de mes amis, oui ou merde ? »

Quoi qu’il en dise, il y avait quand même du sang plein l’entrée, de sales outils chirurgicaux, et une désagréable odeur dans toute la maison. Une odeur de viande fraîche ; la même que dans une boucherie.