Le Seigneur de la Jungle

3 Octobre – 8 Heures.


Sous le vent, les branchages bruissaient d’un doux frémissement. D’un arbre à l’autre passait un frisson, un murmure transmis de bosquet en bosquet.
Etait-ce bien le vent ? Aucun souffle n’agitait les cieux.
Au matin du deuxième jour, une lueur blafarde descendit du couvercle grisé posé sur la ville. Quelques rayons obliques perçaient les nuées.

Branches et herbages étaient tout entiers tendus vers le ciel, mûs par la faim, mûs par l’instinct. La vie recherchait la lumière. Enfin, presque toutes les formes de vie…



Il fut peu d’humain ou d’animal pour trouver une chaleur réconfortante sur son visage. Visiteurs et pensionnaires gisaient tous à terre, oubliés et froids, déjà recouverts d’herbes folles.

Seul dans son cachot, un homme reprit connaissance. Par un étroit soupirail, le soleil avait trouvé son chemin. Un rayon vint le tirer de sa somnolence.
Il était vaseux, il avait chaud, il avait soif. Alvarez baignait dans sa sueur, dans son uniforme trempé, encore un pied dans les brumes de ses rêves.
Il avait mal aussi, aux jambes, aux épaules, tout ankylosées. Et surtout… il avait du mal à bouger !

Il était assis sur une chaise branlante, dans une cage au sol couvert de paille, l’une de ces cages où l’on isolait les animaux à soigner. La porte avait été arrachée, et les barreaux tordus par une force phénoménale !
Au moins le passage était libre. C’eut été une bonne chose… si Alvarez n’avait été ligoté à sa chaise avec une corde !


Il y avait aussi un autre corps allongé derrière cette porte. Mort. C’est là que tout lui revint en mémoire.
Alvarez se trouvait juste derrière les cages des fauves. Seul le couloir de maintenance le séparait des animaux. Si d’autres portes avaient subi le même traitement…


Il avait été emprisonné là par ses propres collègues, deux types qu’il fréquentait depuis trois mois, avec lesquels il mangeait le midi, et qui lui parlaient même de leur famille !
Tout ça parce qu’il les avait surpris en train de faire une injection à la tigresse, la jeune maman. Une injection de trop - car cela faisait longtemps qu’Alvarez soupçonnait quelque chose.

Il avait déjà remarqué que des gens venaient au zoo la nuit, que certains soigneurs furetaient dans les quartiers d’animaux dont ils n’avaient pas la charge. Et que ces mêmes collègues s’intéressaient de très prés aux fauves. Or c’était son boulot. Il avait bien repéré leur manège, et vu les traces de piqûre.
Il avait aussi vu un grand camion noir pénétrer dans le zoo après la fermeture. Rien n’indiquait son origine, ni la raison de sa présence. Le lendemain, certaines bêtes étaient comme folles et se jetaient sur leurs congénères. Et plusieurs étaient mortes ces derniers mois. C’est pourquoi Alvarez avait décidé de suivre les collègues suspects, pour voir ce qu’ils faisaient aux animaux. Le flagrant délit n’avait que trop bien marché… Alvarez n’avait juste pas prévu qu’ils puissent être prêts à l’offrir aux tigres en dîner !

Apparemment, ils avaient beaucoup plus peur de leurs patrons mystérieux que d’être dénoncés aux services sanitaires ! Mais il en savait déjà trop ; et voilà comment Alvarez s’était retrouvé ligoté par deux gaillards, armés d’une pique à bestiaux et d’un fusil à somnifères.

Ensuite… le souvenir des ténèbres… suivi d’une lumière éclatante, comme celle de mille soleils. Et à nouveau le noir, intense et profond, celui qui ne semble plus jamais vouloir cesser, total. C’est là que le jour était venu le tirer de sa torpeur.
Le cycle pouvait se poursuivre.



Maintenant, restait à trouver comment se libérer de ces liens encombrants ?

Plus il se dégageait des bras de Morphée, plus Alvarez s’énervait au fur et à mesure que l’épopée de la veille lui revenait en mémoire. Ces lâches avaient nourrit la folie des bêtes à coup de seringue, il avait vu « ses bébés » s’entretuer. Ils paieraient.

« Puta madre, joder, CABROOOOOOOOOOOOOOOOON ! »

Dans l’espace déserté du zoo sauvage personne ne l’entend hurler… et si c’est le cas, un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Il essaya de reprendre ses esprits… Le camion, quelle était sa plaque ? Les noms de ces foutus collègues ?

Subitement il revu l’éclatante lumière, pris conscience de l’état de la pièce, les barreaux tordus, la porte arrachée… Il regarda autour de lui, l’œil hagard, l’air ahuri. Pendant de longues minutes il resta immobile, avant que la douleur ne vienne le tirer hors de sa torpeur.

Comprendre ce qu’il s’était passé n’était guère possible dans son état actuel : ligoté sur une chaise dans un trou à rat. Il lui fallait sortir afin de juger de l’étendu des dégâts. Dans un premier temps il essaya de forcer sur ses liens, avant de sautiller ou de se trainer vers la porte. Avec un peu de chance, une charnière à laquelle il pourrait faire ronger ses liens dépasserait des décombres. Son estomac commença à gargouiller.

Penser dans ces conditions n’était pas facile. Mais son esprit retrouvait peu à peu sa clarté.
Retrouver la plaque du camion était sans espoir ; il ne l’avait aperçue que de loin. Quant à ses collègues, Karim et Pascal, l’un deux baignait ici même dans son sang, sous la porte en métal. Son fusil hypodermique ne lui avait pas été d’un grand secours, apparemment.
Pour autant qu’Alvarez s’en souvienne, le deuxième collègue était reparti vers la salle de soins, l’infirmerie du zoo, juste au bout de ce couloir. A ce moment, il avait un bébé tigre dans les bras. C’était un peu avant que ténèbres et lumière se succèdent.

A présent, Alvarez était attaché à une chaise de vieux bois, les mains liées dans le dos. Mais il pouvait effectivement sautiller, collé au dossier, jusqu’à l’extérieur de la cage. Il pouvait même marcher à petits pas, penché en avant, comme s’il avait tout le poids du monde sur le dos ! Pour autant, il n’irait pas bien loin ainsi.
A terre, il y avait bien des clous, du verre brisé, et autres morceaux de métal tordu. Trancher ses liens comme ça n’était peut-être pas impossible... Sauf que plusieurs longueurs de corde entouraient son torse. - Que ça allait prendre des heures, et qu’il risquait de se blesser plus gravement.
Que faire ? Personne ne répondait à ses cris.

Les souvenirs lui revenaient par brides. Il éprouva un moment de compassion pour son collègue, baignant au sol dans son sang sous une porte en métal. A côté, nager dans la sueur cloué à une chaise était un vrai bonheur. La situation lui arracha un sourire qui se dissipa rapidement. Même s’il lui avait souhaité tout le mal du monde, Pascal ne méritait pas ça…

« Es la vida, à force de jouer avec le feu, on finit par se faire écraser », conclue-t-il en guise d’oraison funèbre.

Il revint ensuite à son problème. Couper la corde avec les bribes de verre jonchant le sol paraissait de prime abord être une idée judicieuse mais ……. fort lente, malheureusement. Il ne lui restait plus que la manière forte. En se tortillant sur sa chaise, Alvarez scrutait ce sur quoi il était assis. Après quelques minutes passées à se contorsionner, il en déduisit qu’elle était en vieux bois. Il esquissa un mince sourire… si la chance était de son côté il s’en sortirait. Il bascula sur ses pieds et avança péniblement vers les barreaux. Il enfonça au maximum les pieds de la chaise entre les grilles et entreprit de se balancer violement de gauche à droite afin que l’elle se rompe.

Après quelques mouvements de torsion vigoureux, le bois finit par craquer. Les pieds et le dossier, d’un même tenant, se disloquèrent d’un coup, relâchant ainsi la pression des cordes. En gigotant encore un peu, il parvint à les faire glisser jusqu’à ses pieds. Il était libre !

Devant lui, le couloir qui longeait l’arrière des cages. C’étaient les coulisses, où l’on soignait, nettoyait et nourrissait les animaux. L’odeur était forte ; même si Alvarez avait fini par s’y habituer.
Tout le quartier des fauves était là, derrière une dizaine de portes… fermées ? Chacune comportait un œil pour observer l’intérieur des cages.
Il y avait à une extrémité l’infirmerie et une chambre froide ; de l’autre côté, la sortie, menant à l’extérieur et aux bureaux administratifs. Celle-ci était ouverte ; il pouvait l’entendre claquer.

Alvarez connaissait parfaitement les pensionnaires du zoo, leur nombre et leur origine. Il pourrait immédiatement s’en apercevoir, si quelqu’un manquait à l’appel.
Mais dans l’immédiat, il avait un autre souci. C’était le matin. Sa montre indiquait le 3 octobre. Il avait été ligoté le 1er, à 14 heures. Que s’était-il passé entre-temps ?

Et par-dessus tout, le dernier souvenir qui lui restait…N’avait-on pas fait rentrer un tigre dans la cage où il était prisonnier ?

Plus d’un jour et demi attaché sur une chaise. Alvarez ferma les yeux en s’adossant au mur pour réfléchir. Il se laissa aller un instant… Ses membres étaient ankylosés, principalement les épaules, les poignets et ses genoux. Il échauffa lentement ses articulations, tournant la tête en divaguant. Son estomac criait famine et son cerveau n'était pas contre un peu d’aspirine. Sa première destination serait l’infirmerie. De plus, vu l’importance des dégâts il n’était pas improbable que d’autres personnes, moins chanceuses que lui ait besoin de premiers soins.

Il rouvrit les yeux et se dirigea vers ce malheureux Pascal écrasé par la porte. Alvarez essaya de dégager le fusil épidermique et regarda combien de munition il possédait. Avec un peu de chance, il en trouverait d’autres à l’infirmerie. Si les fauves étaient en liberté, ce ne serait pas de trop.

Après avoir jeté un œil furtif dans le couloir pour s’assurer que la voie était libre, Alvarez se glissant précautionneusement hors de sa cellule. Il emprunta le couloir opposé à la sortie et se dirigea vers l’infirmerie à pas de loup, vérifiant durant sa progression la présence des fauves dans leur cage respective.

Une question le taraudait: putain... qu'est ce qu'il s'était passé durant ces deux foutus jours ?

Alvarez s’empara du fusil. Une seringue était engagée dans la chambre. L’arme était chargée mais n’avait pas servi.
Il n’y avait pas d’autres munitions sur Pascal. Par contre, il avait deux exemplaires des clés ouvrant les différentes portes du zoo, cages et bâtiments. Son propre exemplaire et celui qu’il avait pris à Alvarez en l’enfermant.

Dans la première cage, il vit le corps immobile d’un tigre blanc, un mâle. La femelle et son petit manquaient à l’appel.
La naissance du bébé tigre, il y a quelques mois, avait été relatée dans la presse. C’était assez rare pour que de nombreux gens se soient intéressés à l’évènement. Alvarez savait que certains scientifiques – qu’il supposait vétérinaires – avaient suivi la grossesse de la mère. Déjà à l’époque, il s’était demandé pourquoi on faisait appel à du personnel étranger au zoo, et pourquoi on le tenait à l’écart ? Mais n’étant ni vétérinaire, ni membre de la direction… il s’était contenté de garder le silence, et d’observer.

Chaque cage donnait dans une fosse, où les visiteurs pouvaient admirer les animaux, dans leurs jours les moins timides. Les lions, les léopards, le puma et le guépard avaient tous été terrassés par un fauve plus implacable. La mort les avait emportés, là même où d’habitude ils paressaient au soleil.
Les félins étaient morts comme les hommes. En captivité.

Une seule était vide. C’était l’antre d’un jaguar du Guatémala.


A l’infirmerie, Alvarez trouva tout un nécessaire de premiers soins :
Gazes, compresses, pommades, antibiotiques, et autres désinfectants.
Des médicaments plus pointus qui concernaient surtout les animaux, et dont il n’avait aucune idée de leurs effets sur un humain.
Et deux packs de six, en seringues soporifiques !

Alvarez arma le fusil et le maintint en joue tandis qu’il avançait vers l’infirmerie. Une fois dans l’infirmerie, il ferma la porte derrière lui, ramassa les médicaments trouvés ainsi que les seringues.

Alvarez retint un juron. Une mère et son petit manquaient, ainsi qu’un jaguar. Si dans leur cage, lorsqu’il fallait changer les litières, les gardiens parvenaient sans mal à faire reculer les fauves et à s’en faire respecter, en liberté dans le parc, ça allait être une autre paire de manche. Il disposait de douze seringues. C’était une bonne chose, mais ce foutu fusil était long à recharger et le jaguar comme la tigresse ne lui laisseraient guère le temps de s’y prendre à deux fois. Dans ses souvenirs embrouillés il revoyait Karim quitter sa cellule, le petit tigre dans les bras. La mère, si elle était en vie, devait être folle de rage et devait arpenter le zoo à la recherche de sa progéniture.

Il observa la pièce à la recherche d’un sac, de nourrir et d’un indice sur le petit tigre. C’était dans cette direction que Karim l’avait emporté. Qu’avait-il pu en faire ? Après de longues minutes de réflexion, Alvarez reprit ses esprits. Les années ne le changeaient pas, toujours à se préoccuper d’autrui à vouloir faire du zèle. Il venait de se réveiller d’un jour et demi de sieste forcée, son collègue gisait écrasé sous une porte, deux félins étaient en liberté, les autres avaient été terrassés, il lui fallait se tailler d’ici, retrouver la ville, manger et prendre un bain ! Une fois chez lui, il aurait tout le temps de faire la lumière sur ce foutu cauchemar ! Rien à foutre du tigre ! Les bestioles avaient du être enlevées par ses collègues. Si elles avaient été en liberté, elles se seraient faites un plaisir de le dévorer lorsqu’il gisait inconscient sur sa chaise. Cette pensée le rassura.


Avant toute autre chose, il étancha sa soif en buvant l'eau du robinet qui devait se trouver dans l'infirmerie.
Son ventre gargouilla. Premier haut de coeur. Il se retint de vomir. un jour et demi sans boire ni manger. Son estomac lui rappelait sa présence.

Essayant de faire abstraction il enfourna les médocs dans ses poches, jeta un œil à la pièce en espérant y trouver de la nourriture ou quelque chose d’utile, puis entre-ouvrit la porte et avant de se glisser dans le couloir.

Il put mettre ses affaires dans un sac, et ce faisant, remarqua qu’une ‘table de travail’ avait été préparée. C’était là où l’on soignait, ou opérait les bêtes. Le tissu de protection était de petite taille. Un haricot en aluminium était posé à côté, vide.
Et le petit animal en question n’était pas là non plus…

Quant à la nourriture, elle se trouvait juste plus loin dans le couloir. C’était celle des animaux, là où l’on stockait la viande.
Pour une nourriture immédiatement consommable, il faudrait voir ailleurs. L’estomac d’Alvarez allait gargouiller encore un peu… A moins d’aller se prendre un quartier de bœuf ?
En viande, il devait y avoir de quoi tenir un siège !

La prévision de passer devant le frigo où était conservée la viande des fauves lui souleva l’estomac. Il envisagea même d’aller s’en faire cuire un bout dans la salle de pause. Avoir l’estomac vide et gargouillant l’empêchait de réfléchir efficacement. Ca commençait à la courber en deux. Une douleur lancinante émergeait peu à peu. Il avait d’ordinaire un bon coup de fourchette et la privation d’un jour et demi n’était pas son conséquence.

Il se raisonna. Il avait d’autres chats à fouetter pour le moment ou plutôt deux félins à éviter, s’ils étaient en liberté. Prudence est mère de sureté, dit l’adage, il avança donc à pas feutré dans le couloir, empruntant le chemin vers les bureaux et l’air libre. Avec un peu de chance, il y trouverait à l’administration un distributeur de « conneries sucrées ».

Il avait hâte de voir le monde extérieur. Le grand flash lumineux aperçu avant de s’évanouir n’était pas de bon augure. S’agissait-il d’une simple hallucination due à un choc ? De son imagination ? Ou y avait-il eu un incident dehors ?
Comment son Pascal avait-il pu finir sous une porte et quelle force prodigieuse avait pu arracher cette dernière des gonds auxquels elle était fixée… ?

Décidément, pour réussir à aligner deux idées correctes et trouver une solution à ces questions, il lui fallait manger un truc et jeter un œil dehors.
Il progressa en rasant les murs, gardant son arme en joue. Il avait peu de chance de chance de croiser les félins, mais mieux vaut prévenir que guérir.

Toujours personne dans le couloir. Ni dans un sens, ni dans l’autre. Et pas un bruit.
Il vit du coin de l’œil la grosse porte métallique de la chambre froide, tout au bout, mais Alvarez partit en sens inverse.

La porte de sortie grinçait sur ses gonds ; elle avait été déboîtée, elle aussi par une force inconnue. Derrière, un escalier montait vers les bureaux d’administration. Il était envahi de végétation…





Il faisait jour dehors, c’était le petit matin. Mais toujours pas de gazouillis d’oiseaux, ni le barrissement de l’éléphant sous le jet de toilette, et pas même le son des râteaux qui lissaient le gravier avant l’ouverture matinale.


Le zoo était principalement constitué de fosses à ciel ouvert. Seul le quartier des bêtes sauvages apparaissait de l’extérieur comme une suite de cavernes, en contrebas d’un grand piton rocheux, plus ou moins pyramidal.
Les cages faisaient le tour de ce monticule artificiel, cercle seulement interrompu par les bureaux, qui ressemblaient à une maison en bois sur pilotis, à flanc de colline.
De là, on dominait toute l’exploitation. Il n’y avait que le sommet du rocher pour être plus haut.

D’ordinaire… Mais ce qu’Alvarez découvrit était plus stupéfiant encore que tout ce qu’il venait de vivre !


Les herbes hautes avaient envahi les allées du zoo, et les parterres de fleurs culminaient à présent en héliotropes de deux mètres de haut.
Là, mille agaves avaient drapé le pied de la colline. Ici, cent yuccas déployaient chacun leurs dix parasols émeraudes.
Tout n’était que cactées aux formes étranges : oponces en cercles concentriques, et cierges droits disposés en chemins. Des plants de tomates caracolaient en terrasses depuis les hauteurs du mont. Et des fleurs exotiques exhalaient leurs parfums enivrants.


Il y avait là tout ce que son pays comptait d’espèces végétales. Le pays d’Alvarez, s’entend… ou sa région. Le zoo était devenu un vaste jardin botanique, aux essences d’Amérique Centrale.
Le désert autour du grand piton… et la jungle tout autour ! Une jungle bruissante, en mouvement, en croissance…

« Waouh… » Alvarez resta de longues minutes hébété face à l’intriguant tableau qui se dressait sous ses yeux. Fermant les yeux, oubliant de réfléchir, il s’enivra des senteurs qui avaient bercé son enfance. Son pays lui manquait atrocement. Outre le soleil, peu présent à ces latitudes, c’étaient la faune, la jungle, le désert qui lui faisaient cruellement défaut et qui s’en raison, aujourd’hui, s’étalaient sous son regard ébahit.

Il mit quelques claques.
« Aie… »
Il ne rêvait pas.
« What the fuck is going on !!! Comme diraient ces foutus amerloques… Des cactus… une jungle… en moins de deux jours au cœur du zoo… »
Dépassé par les événements il ne chercha même plus à les comprendre. Une multitude de sensations le tiraillaient. Il oscillait entre la fascination et l’incrédulité, l’excitation et la perplexité et ne parvenait pas à détacher son regard de cette masse vivante qu’il voyait croître à l’œil nu. La fascination l’emporta et, ne pouvant se retenir de saisir au mieux la scène, il escalada totalement le piton afin de gagner le sommet.
Est-ce que cette…. Folie avait également gagné la ville ? Qu’en est-il du reste d’Epsilon ?

En grimpant, il aperçut au loin la colonne de fumée qui montait du centre-ville, large et noire, jusqu’au ciel. Un ciel chargé de cendres et de poussières.
Des immeubles en flammes bordaient ce centre. D’autres avaient été proprement décapités. Pas un véhicule dans les rues, et pas un homme pour les arpenter.


Alvarez s’agrippait tant bien que mal à la roche, factice par endroits. Elle avait brûlé au sommet. C’était un amas noirci et fondu qui culminait tout en haut. Le sommet avait été arasé, créant une zone plate difficilement accessible.

Mais il y avait aussi de véritables rochers, amoncelés pour créer cette colline en pleine ville. Certains étaient glissants, vitrifiés. Une vague de feu intense les avait frappés. C’était la seule explication possible…

Soudain Alvarez, collé à la paroi, agrippé à sa prise, vit un animal qui le regardait d’en haut.
Il avait de longs crocs et le pelage tacheté. C’était un jaguar, de la plus belle espèce. Un animal royal, comme on en voyait au pays !

Le jaguar observa longuement l’humain, et calmement se coucha pour mieux voir sa progression. Il y avait dans ce regard une intensité peu commune, une force sauvage, un feu intérieur et comme une forme d’intelligence… Quel animal fixerait le fusil d’un homme avec un tel air de défi, presque hautain ?
Les yeux du jaguar se rivèrent aux siens… guettant ses moindres gestes, fixant jusqu’à son âme !
Alvarez était suspendu entre ciel et terre.

La vision inattendue le fascina. Il avait rarement vu autant de noblesse, de témérité et d’insouciance dans les yeux d’un félin. En captivité, ces derniers adoptaient une attitude que l’on pouvait qualifier de docile. Là, son regard trahissait l’instinct du prédateur, Alvarez se s’en serait bien passé. Mais quelque soit l’attitude de l’animal, il n’allait certainement pas lui servir de casse croûte.

L’homme s’arrêta, fixant le félin dans les yeux pendant un long moment avant de chercher une corniche où il pourrait stationner sans risquer de tomber, assez près de l’animal et sans le perdre de vue. Il se devait de le neutraliser sinon cette machine à tuer serait apte à le traquer dans tout le zoo…

L’ascension n’était pas sans risque non plus. Glissant sur le côté, Alvarez se cramponna à un éperon rocheux, faute de trouver plus large dans l’immédiat.
Il était stable ; tant qu’aucun chat ne venait l’en déloger.
Mais l’animal ne paraissait pas pressé, ou pas en appétit… Il ne bougea pas d’une moustache, en suivant son mouvement.

Et juste sous les yeux ébahis d’Alvarez, une petite plante émergea du roc ! Pour s’élever lentement sur sa tige, déployer ses feuilles vertes et éclore en une jolie fleur bleue violacée !




Il l’avait qui oscillait sous son nez, suave et tentante, éveillant de lointains souvenirs… ancestraux.

C’était une ipomoea, une variété connue pour ses propriétés psychotropes, dites enthéogènes. .Les anciens l’utilisaient au cours de cérémonies mystiques. Un mot lui revint en mémoire…
Non, plus que ça ! Ce mot s’imposa avec force dans son esprit - aussi fort que s’il l’avait entendu de ses propres oreilles.

- « Tlitliltzin ! »

Avec précaution Alvarez détacha la plante de la paroi et la fourra dans une poche de son jean. Elle pourrait toujours s’avérer précieuse pour l’avenir et il était hors de question qu’il se laisse gagner par ses émanations en la gardant son nez.
Il évalue sa situation. Il est plaqué le long d’une paroi abrupte a plusieurs dizaine de mètres au dessus du sol. S’il redescend, le félin pourra le traquer. S’il continue, il finira sous les crocs du carnassier. Il doit vraiment trouver une position favorable pour lui décocher une fléchette soporifique.

L’éperon sur lequel il se trouve lui semble stable, peut être assez pour mettre à exécution ses projets. S’il n’aperçoit pas mieux à proximité, Alvarez fait glisser lentement la bandoulière de son fusil le long de son épaule tout en gardant le coude fléchit afin que l’arme ne chute pas. Ensuite il attrape le canon de sa main libre, cale le fusil entre la paroi et son pied afin de pouvoir le saisir l’arme le plus près possible de la crosse. Toujours avec une seule main, l’autre tenant la paroi, il remonte le fusil à hauteur d’épaule. Là il l’empoigne à deux mains afin de tirer sur le jaguard.

L’opération délicate se déroula sans le déséquilibrer. Mais dès qu’Alvarez attrapa son fusil, l’animal se leva et fit demi-tour avant qu’il puisse tirer.
Le jaguar était vif et rapide. Il disparut en un éclair du sommet des rochers.

A tel point que le gardien de zoo reconverti en chasseur alpin eut l’impression d’avoir toute la célérité du paresseux sur sa branche !

Si le fauve avait choisi de lui bondir dessus, aucun doute qu’il aurait emporté Alvarez avant même qu’il n’épaule.
Chance éhontée de l’un, ou intention délibérée de l’autre ?

Alvarez était déçu de n’avoir pu contempler de haut le panorama dont il pouvait jouir en partie sur son éperon. Il se maudit de s’être jeté dans une entreprise aussi périlleuse qu'inconsciente. L’animal était rusé et avait déjà du subir le dard acéré de l’aiguille soporifique. Accroché au piton comme il l’était, il ne manquait que les aigles pour tenir la comparaison avec Prométhée. Pourvu qu’il ne se fasse pas dévorer le foie, ou dévorer tout court sur son perchoir.

N’ayant nul espoir de survivre en continuant son ascension, Alvarez se maudit de nouveau et entreprit de descendre pour retrouver le rassurant plancher des vaches. Ensuite, il avait pour projet de faire un saut à la réserve de viande et de s’enfermer dans le complexe administratif.
Mais chaque chose en son temps, la viande.

Son ascension n’avait pas été vaine. Il avait appris plusieurs choses.
D’abord, qu’il avait plus faim que le jaguar !

Il avait aussi vu l’état de désolation de la ville, et le foisonnement végétal du zoo. A croire qu’il se réveillait après la fin du monde.

Ensuite son inquiétude toute naturelle pour son foie - qui se régénérait quand même beaucoup moins bien que celui de Prométhée - le porta à remarquer que la volière aux rapaces avait effectivement perdu son dôme… Les oiseaux survivants devaient donc depuis longtemps jouer les filles de l’air.

C’était aussi le cas d’une grotte, sur le flanc mitoyen des fauves, dont la verrière avait explosé. On y exposait d’ordinaire les chauves-souris. Des chauves-souris vampires du Mexique !



Alvarez retourna dans le cœur du rocher sans encombre. Là, au fond de son couloir, il découvrit la porte de la chambre froide. Une porte de métal épais. Elle était lacérée d’entailles parallèles, de chocs et de griffures !
Quelque chose de surpuissant s’était déchaîné contre elle - sans arriver à l’enfoncer.
La porte était fermée à clefs.

Alvarez contempla d’un air désolé l’état apocalyptique du zoo. Tant de gâchis, tout ces animaux morts et tous ces fauves en liberté ! Tant d’efforts, de soins, d’attention foutus en l’air par il-ne-savait-quoi…
Mais à force de se triturer le cerveau il n’avançait à rien.

Il voulait un morceau pour lui, avec un peu de chance il y aurait quelque chose pour le réchauffer dans la partie administrative, et un bout pour le jaguar dans lequel il allait mettre l’ipomoea. Si cette saloperie revenait le taquiner avec ses babines retroussée, elle trouverait de quoi se nourrir.
Ensuite il foncerait vers l’administration.
Sortant les clés prélevées sur son défunt collègue, il essaya d’ouvrir le frigo.

Le lourd battant s’ouvrit dans un grincement métallique.
A l’intérieur, il y avait plusieurs quartiers de viande, pendant tous à des crocs de bouchers ; carcasses de porcs et de vaches, d’agneaux trop tôt sacrifiés, d’animaux écorchés et éventrés.

La beauté des fauves se construisait sur la mort industrielle d’espèces plus paisibles. A méditer…
C’était la loi de la nature, impitoyable.

Il y avait aussi un intrus en plein milieu du frigo. Allongé au sol, raide et froid, c’était Karim, l’autre collègue coupable des malheurs d’Alvarez… Il semblait être tombé d’un coup, saisi en pleine action.
Il avait encore un portable à l’oreille, et une seringue dans l’autre main.

Pourquoi s’était-il réfugié ici ? – cela semblait assez évident…
Mais que faisait-il avec ce produit inconnu ? Et qui appelait-il ?

En tout premier lieu Alvarez pris le premier objet lui tombant sous la main (de la viande surement) pour bloquer le battant de la porte. Se retrouver coincé dans un frigo était le dernier de ses rêves. Ensuite, l’homme s’échina à trouver deux bouts de viande. Le premier, d’un ou deux kilos si possible, histoire d’avoir quelque chose à proposer au premier fauve qui se pointerait, et le second pour lui-même.

Après avoir mis son repas de côté il se rapprocha de son défunt collègue afin de prendre son portable et la seringue. Il fourra le tout dans son petit sac. Il aurait le temps de s’occuper de ça une fois au chaud. Avant de partir il observa la physionomie de Karim.

Ensuite il quitta la pièce, la laissant entre ouverte et, le fusil sur l’épaule, la viande dans les mains, il se hâta de rejoindre le complexe administratif.

Une fois les provisions faites, Alvarez observa Karim de plus près, et constata qu’il était mort le portable encore collé à l’oreille. Surtout, il avait une expression terrifiée.

Son collègue était manifestement mort en pleine panique, enfermé dans le frigo, alors qu’il s’apprêtait à injecter quelque chose.
Un monstre féroce s’était acharné sur la porte. Mais l'homme ne portait aucune trace de blessure.
Il avait aussi tenté de prévenir quelqu’un, mais qui ? – Avant de mourir brusquement.
Voilà tout ce que l’on pouvait déduire des apparences.


Dans le complexe administratif, le survivant découvrit hélas d’autres collègues fauchés en plein travail… près de la machine à café.
La plupart étaient en fait rassemblés devant une baie vitrée, donnant sur le zoo et la ville, avec des lunettes noires sur le nez !
Tous ces cadavres en lunettes noires, ça donnait une étrange impression.


Seul parmi les corps manquait le directeur. Ce même directeur qui avait exigé qu’il n’y ait que des « Créatures Féroces » dans ce zoo. Au nom du show et de la rentabilité.
Donner du frisson aux visiteurs, et leur vendre le souvenir de cette peur, sur t-shirt à la sortie. Telle était la politique en vigueur.

Le directeur devait être dans son bureau - ou, si l’on croyait la rumeur, dans ses appartements avec une ou deux brebis dévoyées !

( )

Alvarez ferma la porte derrière lui et s’aventura dans le complexe à la recherche d’un quelconque ustensile pouvant lui permettre de réchauffer sa viande. La salle de pause, souvent dotée d’un micro-onde, était sa destination. La cuisson sera dégueulasse, mais c’était mieux que rien. Son ventre le tiraillait cruellement. Il fallait y remédier avant de réfléchir à la situation.

Il avait l’impression de devenir fou. Tout déconnait autour de lui. L’état du zoo, ses collègues, la voix dans sa tête… L’imbroglio était tel qu’il ne parvenait pas à y croire. Voir les corps jonché le sol ne soulevait pas en pas en lui la moindre émotion. Tout semblait irréel, improbable… Seule once de réalité au sein de ce capharnaüm, le jaguar.

Une fois sustenté, il jetterait un œil au journal du téléphone.

Il y avait tout ce qu’il fallait… excepté de l’électricité.

C’était tout le problème du monde moderne, qui sans son énergie s’arrête de tourner. Plus de chaud ni de froid artificiel, plus de lumières et plus de messageries. Ni Internet, ni télévision…. Les soirées allaient être longues.
Sans compter que la viande et les produits frais avaient une durée de vie limitée. Survivre aurait aussi ses difficultés pratiques.

Quant au téléphone, il avait effectivement gardé en mémoire le dernier numéro appelé. Mais le nom associé ne disait rien à Alvarez : « Siegfried »
En tout cas, rien de récent.