Bric-a-Brac [Debut El Vengador/Carla Jean Mayer]

Carla Jean se laissa absorber par le regard clair de Matthieu. Malgré sa mise et le fait qu'il semblait sorti d'un terrier, malgré la crasse, ses yeux étaient rassurants. Sa voix aussi. Elle se sentit terriblement stupide et rougit un peu en se traitant d'idiote.
Elle hocha la tête et en profita pour échapper au regard du jeune homme.

- Ce n'est pas grave, non, dit-elle d'une toute petite voix.

Il y avait d'autres questions plus graves cependant : son père la cherchait-il à travers toute la ville ? Eric s'inquiétait-il ? Non, ça non. A la rigueur pour le bébé et encore ! Elle chassa ses pensées qui faisaient apparaitre un pli soucieux sur son front et se concentra sur le présent.

- Allons-y, reprit-elle en soupirant.

Elle se sentait lasse et commençait à avoir mal dans les jambes mais, surtout, elle avait très faim, elle s'en rendait compte maintenant. D'ailleurs son ventre grogna et elle fit semblant de ne pas l'avoir remarqué tellement elle trouvait ça gênant.

[Tu n'as pas perdu ton charme on dirait... à l'occasion il faudra te débarbouiller un peu histoire d'être présentable.]
Ne te moques pas... songea-t-il en souriant devant ce résultat sans appel.

Il aimait cette pointe d'ironie que Mathilda avait. Piquant toujours ces sujets au vif mais tout en étant jamais blessante. Ce petit brin de folie qui avait disparu en même temps que sa présence. Et qui revenait à présent. Décidemment, cette explosion - ou quoi que ce soit d'autre - avait changé beaucoup de chose. L'impact n'était finalement pas que physique.

- Suivez-moi. Ce ne sera pas long. Gardez la bouteille, vous pourrez la remplir sur place.

Elle hocha la tête et obéit. Elle se laissait guider, prendre en charge. Elle était trop fatiguée pour faire autrement. Elle avait trop faim aussi. Et le bébé pesait lourd.
En chemin, elle ne pouvait s'empêcher de regarder autour d'eux. Elle n'avait jamais mis les pieds à Hope Town avant mais en avait vu des photos ou des reportages à la télé. La misère du bidonville n'expliquait pas les cadavres dans les voitures ou qui jonchaient les trottoirs. Quelque chose s'était passé, mais quoi ?

- Que s'est-il passé ? Je veux dire... Tous ces morts... Et personne pour s'en occuper ?

Matthieu ouvrait la voie, se retournant de temps à autre pour voir si tout allait bien. Après une courte marche silencieuse, Carla avait donc ainsi décidé de briser les tabous. Mais Matthieu n'avait aucune réponse à lui donner. Et Mathilda ne lui révélait rien à ce sujet.

- Il sont trop nombreux et nous pas assez. Je me suis déjà occupé de Magda, les autres attendront leur tour ou de remplir le ventre des charognards.

Il se rendit compte alors de la dureté de ces derniers propos et essaya de contre balancer l'effet par une note plus optimiste.

- Les gens d'ici vivent dans la misère mais sont très riches sur le plan spirituel. Si toutes ces croyances ont une part de vérité, ils sont sûrement plus heureux là où ils sont à présent qu'en survivant à Hope Town.

Elle ne dit rien, un peu choquée par ce détachement qu'elle n'arrivait pas à avoir. Tous ces morts lui serraient le coeur et l'odeur commençait à lui filer des nausées. Finalement, elle se décida à poser la question qui la taraudait.

- Est ce... Est ce que c'est partout pareil ? Je veux dire... en dehors d'ici ? Epsilon ?

Elle avait eu du mal à cacher son angoisse et le sanglot qui étranglait sa gorge. Son père... Eric...

Il ne l'avait pas vu de ces propres yeux mais il le sentait : la mort ne s'était pas arrêtée sur Hope Town, Epsylon au complet devait être touché et peut-être même les alentours.

Alors qu'elle s'inquiétait encore -ce qui était fort compréhensible dans cette situation- il hésitait entre une franchise destinée à lui faire accepter au plus vite les conséquences de ce drame ou bien un ton rassurant dans l'immédiat quitte à lui donner de vains espoirs.

Le statu quo lui sembla un bon compromis entre les deux et il déclara :

- Je ne suis pas sorti d'ici depuis l'incident. Mais je vous promet d'aller vérifier si vous me promettez de ne pas trop vous en faire. D'accord ?

Elle eut un petit rire nerveux.

- Ne pas m'en faire ? Vous parlez à une femme enceinte je vous rappelle !

Elle continua à marcher mais ralentit un peu l'allure. Si elle était ravie d'attendre un bébé, elle ne supportait pas de devoir marcher lentement ou de sentir ses jambes et son corps si lourds.

- Je m'inquiète pour mon père, finit-elle par préciser en posant sa main valide sur son ventre dans un geste protecteur. Il attend avec impatience d'être grand père !

- Il patientera bien encore un peu...

Il avait répondu sans voir le geste qui accompagnait ses paroles. A vrai dire les silences qui eurent lieu pendant le bref trajet lui avaient été préférables aux questions de Carla. Surtout celles dont il n'avait pas la réponse.

Ses yeux étaient dorénavant braqués vers la pente légère qui s'étalait devant eux. Au milieu de ce dénivelé, la maison de Magda, et son "chez lui". Il désigna le lieu du doigt.

- C'est ici.

2 octobre - 16h

- D'accord.

Elle opina du chef et ne prononça plus un mot. Elle avait compris qu'elle le mettait mal à l'aise avec toutes ses questions sans réponse et, à vrai dire, cela lui évitait aussi de trop réfléchir, concentrée qu'elle était sur le fait d'avancer sans buter sur quelque chose et éviter de s'étaler de tout son long. De plus, elle était vraiment épuisée et ne rêvait que de s'asseoir, de boire et de manger pour ensuite s'autoriser à dormir un peu.

Il n'entra pas dans son propre abri mais dans la petite maison de Magda. La porte était aussi inexistante que l'activité dans les rues. Il y avait peu de meuble et tous étaient vétuste, le fruit de la récupération. Mais du peu qu'elle possédait Magda pouvait déjà s'estimer heureuse en comparaison d'autres habitants du quartier.

Un vieux fauteuil trônait dans un coin de la pièce, il fit signe à Carla de s'y asseoir et déposa son barda sur la table. Il n'avait emporté que des aliments simples et consommables sans préparation, comme du pain ou du jambon. Il parti donc fouiller dans les placards et délogea une conserve de haricots.

- Si je vous réchauffe ça ce soir cela vous suffira ?

Il tenait la boîte bien en vue et l'agitait doucement de droite à gauche pour attirer son attention. Il savait bien qu'il ne pouvais lui offrir plus à moins de fouiller les autres baraquements aux alentours. Et encore, ce n'était pas une garantie de succès.

Carla Jean avait découvert la maison de Magda avec soulagement. C'était vétuste et il n'y avait aucun doute sur la pauvreté des lieux et des habitants, mais c'était relativement propre et chaleureux. Du moins autant que pouvait l'être une maison d'Hope Town.
Elle s'assit dans un soupir, ravie de soulager ses reins et ses jambes et ferma les yeux un instant.

- Si je vous réchauffe ça ce soir cela vous suffira ?

Elle rouvrit les yeux et fit la moue involontairement. Elle détestait les haricots, et encore plus ceux en boite. Elle hocha la tête cependant. Pas question de faire la fine bouche. Pas ici et pas maintenant.

- ça ira, oui. J'ai beau être enceinte, je ne mange pas comme 4. Ni comme 2 d'ailleurs.

Elle jeta un oeil à nouveau aux alentours puis reporta son attention sur Matthieu.

- C'est ici que vous habitez ?

- En quelque sorte...

La question le piqua au vif comme précédemment lorsqu'il du décliner son identité, et cela devait se voir sur son visage. Il ne se sentait pas prêt à parler de lui. En dévoiler ne serait-ce qu'un peu sur sa vie serait la porte ouverte à d'autres questions, puis d'autres, puis d'autres... dont les réponses seraient sans doute plus gênantes.

[N'ais aucune crainte, je suis là.]

Mathilda continuait de le rassurer lorsqu'il reprit enfin la parole. Le fait d'ouvrir à quelqu'un les portes de son passé le terrorisait bien plus que les amas de cadavres dehors. Il tira une chaise et s'assit dans un grincement en face de Carla, seule la piteuse table en bois les séparaient.

- On pourrait dire que cela appartenait à une famille... une famille d'accueil.

Il aurait pu simplement dire "ma famille" et le problème aurait été résolu. Mais si toutes ces mois d'isolement l'avaient indéniablement transformés, ils n'avaient pas effacé certaine de ses qualités, comme l'honnêteté, qui l'avait plus tôt forcé à lui dire son véritable nom.

- Je suis désolée, dit-elle en baissant la tête. Je vous ennuies avec toutes mes questions...

Carla Jean avait souvent été taxée de bavarde invétérée et il est vrai qu'elle n'avait pas la langue dans sa poche. Mais elle n'était pas sans gêne et savait faire taire sa curiosité lorsqu'elle sentait que les gens n'étaient pas à l'aise ou préféraient se taire. Et Matthieu était dans ce cas là.

- Je pense que l'important, c'est de désinfecter, reprit-elle en montrant sa main blessée pour changer de conversation et, espérait-elle, détendre un peu son sauveur.

Il doutait avoir à sa disposition du matériel médical mais puisqu'il avait lui-même proposé plus tôt de soigner cette blessure, il se devait d'agir en conformité avec ces paroles.

Du désinfectant ? Une bouteille d'alcool local trainait dans le meuble sous l'évier. Quelques chiffons propres et un t-shirt soigneusement découpé en bandes permettraient d'essuyer et bander la plaie.

Matthieu réunit rapidement son matériel et vient s'accroupir près de son hôte, la bouteille à la main. Il versa un peu d'alcool sur l'un des chiffons.

- Ca risque de piquer un peu.

Elle tressaillit sous l'effet de l'alcool mais, au moins, elle était certaine que, vu la douleur, la blessure était désinfectée.

- Et bien voilà ! fit-elle en se forçant à sourire.

Elle agita la main à la fois pour retrouver ses sensations et montrer à Mathieu qu'elle allait bien.

- Ce n'était pas si grave que ça finalement.

Elle sursauta soudain avec un "oh" de surprise et regarda Mathieu d'un air indéfinissable pendant quelques secondes avant qu'un sourire, un vrai, se dessine sur son visage.

- Il a bougé, dit-elle en riant de soulagement.

Sur le coup, encore concentré sur sur le rangement de sa trousse de soins improvisée, il ne compris pas. Relevant la tête et découvrant le visage de Carla radieux et apaisé, débarassé comme par enfantement de tous les stigmates de la catastrophe.

Il resta quelques secondes stupéfait, avant de s'apercevoir qu'elle portait sa main valide à son ventre. Mathilda riait elle aussi. Elle n'avait jamais eu d'enfants à elle, mais s'occupait beaucoup des gosses du quartier ainsi que de leurs mères souvent dépassées. Sans doute s'avourait-elle cet instant comme si c'était le sien.

Avec son éternelle expression neutre, il parlait doucemement :
- Le bébé...

Elle lui prit la main d'autorité et la colla sur son ventre, à l'endroit où elle l'avait senti bouger l'instant d'avant.

- Là ! dit-elle toujours souriante.

Mathieu put sentir un léger choc contre la paume de sa main. C'était ténu mais bel et bien réel.

Il allait se relever lorsqu'elle lui prit la main. Il stoppa net son mouvement et se raidit devant une si soudaine familiarité. Instinctivement il avait même retenu son souffle... qu'il laissa échapper ensuite.

[C'est comment ?]
C'est gênant.
[Tu changeras jamais...] ajouta-t-elle avec un petit soupir simulé.

Il la fixait avec des yeux ronds n'osant pas retirer sa main pour ne pas la vexer. Son matériel dans l'autre.

Elle sentit sa gêne et lui lâcha la main.

- Pardon. Je ne voulais pas...

Elle avait été tellement contente de le sentir bouger à nouveau qu'elle avait perdu toute retenue et avait voulu partager ce moment avec quelqu'un.

- Ce n'est pas grave.

Il retira sa main dans un mouvement agile et doux. Se leva. Et parti déposer son matériel prêt du lavabo et se mit à nettoyer les quelques ustensiles de cuisine qui y restaient. S'il devait faire le repas du soir, même le plus sommaire, autant le faire proprement.

- La pièce voisine est une chambre. Si vous voulez vous y reposer un peu... faites comme chez vous. Il y a aussi des vêtements mais il seront peut-être un peu large pour vous.

Quoique peut-être vu elle est enceinte

Il venait d'utiliser l'eau restante pour sa vaisselle. Son petit baluchon trônait toujours sur la table.

- Il y a aussi un peu de pain dans le sac. Je vais chercher de l'eau, suffisamment pour nous débarbouiller ce soir. Ne vous inquiétez pas je ne serais pas loin.

- Je ne bouge pas d'ici, dit-elle, toujours un peu gênée par son geste.

Elle le regarda repartir. Le silence l'entoura tout à coup et elle porta les mains à son ventre. Le bébé remuait, c'était bon signe. Elle avait eu si peur !
Elle regarda en direction de la porte par laquelle il était sorti. Mathieu était étrange mais très gentil. Elle avait eu de la chance de le rencontrer. Sans lui, elle serait surement encore en train de pleurer sur le trottoir.

Elle se leva et entra dans la petite chambre. La maison était petite et le mobilier sommaire. Quant à la décoration... Elle n'aurait jamais imaginé que des gens puissent vivre ainsi. A la télé, c'est autre chose... Toucher de près cette réalité en est une autre.
Le silence la mettait mal à l'aise. Elle savait que dehors, il y avait des centaines, voir des milliers de cadavres. Mais elle, elle était en vie, et le bébé aussi. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle réussi à survivre ? Et Mathieu ?
Elle se coula jusqu'au lit et s'allongea sur le dos, les mains caressant son ventre.

- Tout va bien, bébé... Tout va bien...

Elle essayait de s'en persuader elle même mais cela ne marchait pas vraiment. Elle eut soudain la certitude que son père était mort lui aussi, ainsi que son crétin d'ex mari.
Les larmes coulèrent sur ses joues un peu sales. Elle n'avait plus rien à quoi se raccrocher si ce n'était ce bébé.

- On va être fort tous les deux, hein ? Je vais bien m'occuper de toi, tu verras, murmura-t-elle doucement.

Le bébé donna un coup de pied et elle prit ça pour une réponse encourageante. Oui, elle se raccrocherait à ce petit être à qui elle donnerait la vie. Peut être pourrait-elle compter sur Mathieu aussi ? C'était égoiste de se reposer sur lui alors qu'il ne la connaissait pas et que, visiblement, il n'avait pas l'habitude des autres. Mais c'était le seul être vivant autour d'elle et elle ne voulait pas être seule dans ce merdier.
Elle finit par s'endormir pour un sommeil, heureusement, sans rêve.