Le bal des enfoirés

Lizzy avait eu un petit cri de surprise quand la voiture s'était arrêtée mais il fallait bien avouer que c'était plutôt du à la bagnole qu'au petit cadavre qu'elle avait aperçu dans la lueur des phares.

Elle regarda Angelyne devenir très pâle et prendre de grandes inspirations. Pourquoi ne faisait elle pas comme elle ? Il était plus simple de se dire que tous ces cadavres et ces morceaux de corps étalés partout n'étaient rien d'autre que des obstacles, pas plus importants que les gravats. Il ne fallait pas les voir comme des gens. Un instant elle repensa à Kevin, Harmony et Nicole. Eux non plus n'étaient pas des gens et sûrement plus des obstacles d'ailleurs ! De la viande morte. Et avariée aussi. Mais ça, c'était déjà le cas de leur vivant !

- On va pouvoir voler une voiture Lizzy!

Lizzy sentit qu'elle devait réagir et, surtout, ne pas montrer à Angelyne qu'elle se fichait bien de cette gamine coincée sous la voiture. Elle n'aurait pas compris et Lizzy n'avait ni envie de s'expliquer ni envie de se retrouver seule si Angelyne décidait de continuer seule l'aventure.
Elle posa sa main sur le bras d'Angelyne et lui offrit un visage de circonstance, navré et compatissant.

- On va s'en trouver une belle et qui roule bien, dit elle en ouvrant sa portière.

Elle sortit, ramassa son sac et tendit la main à Angelyne.

- Passe par ici et allons chercher Cajou.

C'était plus simple et elle craignait que la jeune femme ne craque en devant passer devant le cadavre de la gosse.

Il suffisait de ne pas poser le pied sur la gamine, ne pas enfoncer le talon dans quelque chose de mou, que ce soit du tissu ou de la chair. Quoique... la rigidité cadavérique devait s'être installée maintenant. Ouais, ce n'était plus que de la chair morte, une enveloppe vide, pas de quoi en faire un plat!

-Merci.

Quand Angelyne lâcha la main de Lizzy, elle était redevenue maîtresse de ses nerfs et s'offrait même le luxe d'un sourire.

- Il ne nous reste plus qu'à trouver une voiture qui roule!

Avec du pot, un gentil quidam serait mort au volant ou près de son véhicule. Ce serait encore mieux! La clé de contact serait à portée de main sans qu'on ait à se coltiner l'éjection d'un poids mort hors de la voiture. Elle s'était déjà demandé pourquoi les morts pesaient si lourd, plus lourd que de leur vivant mais jamais elle n'avait trouvé la réponse.

- Tu sais ce qui serait l'idéal Lizzy? Une moto.

Pas pour les corps. Elle se fichait de leur rouler dessus tant que ce n'était pas une gamine en peluche rose mais zigzaguer entre les cadavres serait plus drôle et plus rapide.

- Une moto ?

Elle écarquilla les yeux de surprise et offrit un grand sourire à Angelyne. Lizzy avait toujours rêvé de faire de la moto ! Cette sensation de vitesse, le vent fouettant cheveux et visage... Ce devait être grisant et très libérateur !

Du moins autant que de balancer un parpain sur quelqu'un, lui dit une petite voix qui coupa court à sa joie.

Elle regarda sa compagne et se dit qu'elle devait trouver quelque chose à dire avant qu'elle ne pose des questions gênantes sur son changement soudain d'humeur.

- Je n'en ai jamais conduit. Et toi ?

En attendant la réponse, elle commença à regarder autour d'elle mais, de nuit, ce n'était pas évident de trouver quelque chose. Heureusement, les phares de la voiture éclairaient encore un peu la rue mais aucune moto n'était visible de là où elles étaient.

Quel secret, quelles blessures intérieures pouvait avoir Lizzy pour passer aussi soudainement d'une humeur à une autre? A peine s'était elle posé la question qu'Angelyne se traita d'idiote. Elles étaient toutes les deux dans le même fichu raffiot à essayer de sauvegarder un équilibre que la catastrophe avait rudement ébranlé. Un équilibre à béquilles peut-être mais équilibre quand même...

- Je n'en ai jamais conduit. Et toi ?

- Oui. C'est pas mal comme sensations: on se sent plus libre qu'en voiture puis c'est nettement plus maniable.

Inutile de faire un dessin. Vu l'état de la chaussée, ce serait un sacré avantage. Le seul inconvénient résidait dans l'absence de chauffage mais on ne pouvait tout avoir. Etre en vie, c'était déjà pas mal. Il s'agissait de le rester.

Les deux femmes avançaient en cherchant ce véhicule providentiel à la lueur de quelques phares. Ils finiraient par lâcher en même temps que les batteries des bagnoles mais, en attendant, ils étaient quasi providentiels. L'estomac d'Angelyne gargouilla et elle eut un sourire ironique.

- Pas de doutes: on est vivantes!

C'était même pis ou mieux que ça parce que ni le cadre ni l'odeur ambiante n'étaient propres à aiguiser l'appétit.

- Si on trouve cette moto assez rapidement, je peux attendre d'être chez moi pour manger. Et toi?

D'un côté, l'idée de grignoter un truc dans le coin ne l'emballait pas mais de l'autre, rien ne garantissait qu'elle avait encore un chez elle. Une fois à Utopia, il faudrait peut-être fouiller d'autres maisons et se contenter de ce qu'on trouverait.

Lizzy fit non de la tête.

- Je n'ai rien avalé depuis ce matin, dit elle en évitant un tas de briques écrasés sur la chaussée. Mais j'ai surtout très soif.

Elle regarda les immeubles autour d'elles d'un air inquiet.

- Ce serait bien de trouver un distributeur près d'une boutique... Je ne rentre pas là dedans, fit-elle en désignant du menton les portes déglinguées et les batisses complètement dans le noir.

Ce n'était pas tant les cadavres que le noir qui l'inquiétait. On ne sait jamais ce qui se cache dans les recoins sombres... Peut être un autre survivant prêt à vous sauter dessus ? Un chien apeuré ou affamé ? Elle n'avait que son sac pour se défendre, piètre consolation.

Angelyne opina. Elle réalisait seulement qu'elle avait affreusement soif. D'un truc à la caféine de préférence: café brûlant ou cola bien frais mais, vu la qualité des expressos des distibuteurs, ce serait un coca.

- Nous aurions même intérêt à faire quelques provisions je crois. Prenons la première chose que nous trouverons: distributeur, moto ou voiture potable.

Ce jeu de mots involontaire fit fleurir un petit sourire en coin sur ses lèvres.

- Pour ce qui est des indésirables, moi et Terry ferons un excellent comité d'accueil.

Glissant la main dans son sac, elle la remonta juste assez pour laisser paraitre la crosse d'un Lüger à canon long.

- Long museau, vieux modèle mais efficace.

Lâchant l'arme, elle tapota son sac comme on flatte un bon chien fidèle. Son regard n'avait rien de belliqueux. Seulement l'assurance de quelqu'un qui sait se servir d'une arme sans pour cela en faire étalage.

Lizzy ouvrit de grands yeux en voyant l'arme. Elle regarda Angelyne, intriguée mais pas du tout apeurée. Voilà qui la faisait réfléchir sur sa compagne d'infortune...

- Pourquoi tu te balades avec un flingue ? demanda-t-elle par curiosité.

Angelyne haussa les épaules avec un sourire désinvolte.

- Pourquoi pas?

Il aurait été pour le moins délicat d'expliquer à Lizzy sa petite équipée de la veille ou le fait qu'elle avait tenu à parer à toute éventualité. C'était bien joli de rencontrer un inconnu attirant mais tout aussi risqué. Qui pouvait savoir ce qu'il pouvait avoir en tête? La jeune femme n'avait jamais eu à déplorer la moindre mésaventure mais rien ne seravit non plus de tenter le diable.

- Disons qu'on ne sait jamais qui on peut rencontrer... Et vu les circonstances, une arme est bienvenue.

Curieux tout de même que Lizzy n'ait posé aucune question sur le fait que le Lüger avait un surnom! Mais après tout peut-être que d'autres en attribuaient à leur armes à feu?

Lizzy reprit sa marche avec précaution.

- Et tu lui as donné un petit nom ? demanda-t-elle sans se retourner. Pourquoi ?

La jeune fille trouvait ça un peu bizarre mais, à vrai dire, pas plus que de donner un surnom à une peluche ou une poupée.

- Surtout que c'est un nom masculin, dit elle en gloussant. Comme si seul un mec pouvait te défendre...

Elle avait dit ces derniers mots d'un ton ironique, se rappelant que non, les mecs ne défendaient pas les filles ou alors seulement celles qui leur promettaient monts et merveilles. N'est ce pas Kevin ?

- Surtout que c'est un nom masculin. Comme si seul un mec pouvait te défendre...

Angelyne eut un sourire en coin.

- Détrompe toi. Terry est le diminutif de "Teresa" pas de Ternece ou Dieu sait quoi! Une jeune fille un peu dans ton genre à qui il est arrivé une tuile et qui a décidé que, puisqu'elle était vivante, elle entendait bien le rester même si ça faisait mal.

Quel âge avait elle déjà quand elle avait donné naissance à Terry? 20, 21? Non mains que cela parce que l'héroïne était trop pure, trop parfaite. Pas du "série rose" mais quand même le style de nana qui avait de sacré bonnes raisons de flinguer ce qui gravitait autour d'elle.

- C'est pour mieux entrer dans la peau de Terry que j'ai appris à tirer. Pour mieux transcrire les sensations physiques qu'on éprouve avec une arme de poing... Du coup, mon joujou porte son nom.

On ne pouvait plus simple et pourtant, en général, les gens se posaient des tas de questions sur elle... Angelyne s'en moquait royalement mais le hic c'était que les journaleux venaient à les lui poser à elle. Enfin à Gaëlle mais Gaëlle était plus vivante qu'Angelyne au fond. Du moins durant ces dernières années.

- Détrompe toi. Terry est le diminutif de "Teresa" pas de Ternece ou Dieu sait quoi! Une jeune fille un peu dans ton genre à qui il est arrivé une tuile et qui a décidé que, puisqu'elle était vivante, elle entendait bien le rester même si ça faisait mal.

Lieey haussa un sourcil d'intérêt. Angelyne avait raison sur un point : maintenant qu'elle avait survécu, elle comptait bien rester en vie. Tant que ça ne lui faisait pas mal à elle ! Hein, Harmony ?

- C'est pour mieux entrer dans la peau de Terry que j'ai appris à tirer. Pour mieux transcrire les sensations physiques qu'on éprouve avec une arme de poing... Du coup, mon joujou porte son nom.

- Tu écris ? demanda-t-elle avec une sincère curiosité.

- J'en vis, oui.

Pas seulement financièrement d'ailleurs. Cela la nourrissait. En revanche, Angelyne avait toujours refusé que sa photo paraisse sur les quatrièmes de couverture parce qu'elle se souciait bien peu d'être assaillie de demandes de dédicaces au cours d'un repas ou d'une soirée. C'était déjà bien assez de ressembler à une actrice connue et d'être régulièrement arrêtée en rue par des quidams qui pensaient avoir affaire à cette dernière.

- Gaëlle Gouldsboro te parle peut-être plus qu'Angelyne, fit elle avec un petit sourire en coin. Et bien, c'est moi.

Un bruit furtif lui fit tourner la tête, l'oeil aux aguets mais elle se détendit en voyant filer un chat. L'obscurité s'ajoutant à l'ambiance générale lui faisaient les réactions promptes mais, curieusement, elle se sentait plutôt calme.

- Viens. Ces bestioles sont futées et il n'irait pas vers un danger.

Une odeur de brûlé ainsi qu'une lueur rougeâtre très diffuse parvenait d'un peu plus loin. La direction qu'avait prise l'animal. Etrange mais il devait y avoir une explication des plus logiques à ça. Sensée et intéressante parce qu'aucune bestiole n'était suicidaire. La superiorité de la bête sur l'homme en somme, du moins dans ce domaine.

A la faveur d'un tournant, les deux femmes purent apercevoir à une centaine de ^ètres un camion citerne qui barrait la route et, plus loin sur la gauche, des flammes s'échapper par des fenêtres du second étage d'un immeuble.

- Ce chat est louf, fit elle en haussant les épaules.

- Gaëlle Gouldsboro te parle peut-être plus qu'Angelyne, fit elle avec un petit sourire en coin. Et bien, c'est moi.

Ce nom ne disait pas grand chose à Lizzy. Peut être que si elle lui donnait quelques titres, elle se souviendrait avoir lu ou pas ses livres. Elle ne se rappelait jamais des noms des auteurs mais elle avalait pas mal de bouquins. Sa mère disait toujours qu'elle n'avait qu'à lire moins et sortir plus pour se trouver un petit copain. Elle n'avait encore rien compris comme d'habitude...

- Désolée mais ça ne me dit rien, fit elle en haussant les épaules. Mais je ne retiens jamais les noms des auteurs alors j'ai peut être lu quelque chose de toi quand même. Tu me montrera un de tes bouquins quand nous serons arrivées ?

Elle était vraiment curieuse de voir ce que sa compagne écrivait. Elle essayait d'imaginer quel genre de roman ça pouvait être. Si c'était des histoires à l'eau de rose, elle n'aimerait pas c'était certain. Mais Lizzy pressentait qu'Angelyne n'était pas ce genre d'écrivain. Terry en témoignait.
La jeune fille sursauta au bruit et soupira de soulagement en voyant passer le chat. Il y en avait au moins un qui avait survécu... c'était plutôt encourageant pour espérer qu'Angelyne retrouve Cajou.

- Viens. Ces bestioles sont futées et il n'irait pas vers un danger.

Lizzy suivit Angelyne sans un mot mais ralentit en voyant les flammes, fronçant le nez à l'odeur. Son instinct lui soufflait qu'elle n'allait pas aimer aller dans cette direction.

- Ce chat est louf, fit elle en haussant les épaules.

Elle s'était arrêtée, laissant Angelyne continuer sur quelques pas, puis reprit sa marche. La petite voix en elle s'était réveillée, lui disant de ne pas avancer, de faire demi tour. Elle ne l'écouta pas et rejoint sa compagne de route avec une certaine appréhension.