Être

1er octobre 2006 - après 15h

Elle toussa et cela lui fit très mal. Elle ne sentait plus son corps et tout était noir. Etait elle morte cette fois ? Non, quand on est mort, on ne sent plus rien. Une nouvelle quinte de toux.

- Aïe...

Ses sensations revenaient au fur et à mesure qu'elle reprenait tout à fait conscience. Cela lui rappelait son opération de l'appendicite, quand elle s'était réveillée à l'hopital, le tube du respirateur dans la gorge. Sauf que là, il n'y avait ni tube, ni infirmière, elle en était certaine sans trop savoir pourquoi.

Quelque chose coulait, elle l'entendait distinctement. De l'eau. Elle essaya d'ouvrir les yeux mais ils étaient collés. Difficilement, elle leva sa main pour s'essuyer le visage de cette substance collante qu'elle sentait partout. Elle put ouvrir un oeil, puis l'autre. Le temps que sa vision revienne à la normale, elle comprit qu'il s'était passé quelque chose. Il y avait des gravats partout autour d'elle.

Elle ne pouvait plus bouger les jambes et paniqua, essaya d'appeler au secours. Mais sa gorge était trop irritée par la poussière pour fonctionner correctement. Elle tenta de se redresser sur ses coudes et c'est là qu'elle vit le sang sur ses manches. Ses yeux s'ouvrirent en grand et elle tata son front. Il y avait une plaie mais il semblait qu'elle se soit arrêtée de saigner. C'était ça qui l'avait empêchée d'ouvrir les yeux tout à l'heure...
La lumière filtrait doucement par les vasistas du local. Où était elle déjà ? Ah oui, l'université. Il commençait à faire sombre, peut-être était-on déjà le soir ?

Maintenant qu'elle y voyait mieux, elle regarda autour d'elle et comprit ce qui gênait ses jambes. Kevin. Cet abruti de Kevin. Il lui était tombé dessus comme un sac, et comme ce sale con pesait une tonne, il bloquait ses jambes. Elle le regarda, étrangement calme. Il saignait à la tête lui aussi, mais il y avait une grande mare qui s'étendait tout autour de lui.

- Et merde...

Kevin était mort, la tête éclatée par un pan du plafond en béton, le pantalon baissé et la bite à l'air. Brave Kevin ! Il avait du lui sauver la vie finalement... Elle ne s'étonnait même pas de son cynisme et de son détachement ni même de son absence de panique. Elle avait peut être usé toute sa réserve alors qu'Harmony et les autres encourageait un quaterback ivre à la violer dans les toilettes de l'université ? ça devait être ça, ouais. Ou alors, elle se réveillerait tout à l'heure en hurlant, quand elle réaliserait vraiment ce qui lui arrivait.
Elle se tortilla de son mieux pour s'extirper de sous le cadavre. Repose en paix, trou duc. ça t'apprendra que quand une fille hurle "non" c'est pas parce qu'elle rêve que tu la lui mettes bien profond !
Après un temps qu'elle estima bien trop long, elle réussit enfin à délivrer ses jambes. Sa jupe était déchirée mais ce n'était pas à cause de l'accident. Harmony avait encouragé Kevin à la lui arracher, elle s'en souvenait parfaitement.

Elle se mit à genoux. La tête lui tournait un peu et elle avait envie de vomir. Un de ses coudes était salement abimé. Il faudrait désinfecter. En tous cas, elle était vivante.
Elle jeta un oeil autour d'elle. C'était un vrai cauchemar ! Il y avait des corps partout. Certains étaient ensevelis sous des monceaux de béton et on ne voyait plus qu'un bras ou une jambe.
Il y avait de l'eau partout. Les canalisations avaient pété, les toilettes étaient renversés ou détruits, les lavabos descellés du mur, les miroirs complètement brisés.
Elle prit appui sur Kevin pour se relever. Elle n'avait plus peur de lui. Mort, il ne pouvait plus rien lui faire. Elle lui balança un coup de pied dans les côtes. Bien fait pour ta gueule, connard.
Elle avança prudemment parce qu'elle ne tenait pas encore bien sur ses jambes. Ah tiens. Nicole. La tête dans une cuvette de chiottes. Noyée ou tuée par le tremblement de terre ? Peu importe.

- Me regarde pas comme ça, dit elle d'une voix enrouée à la tête de la jeune fille qui la regardait de ses yeux morts.

Elle éclata d'un rire nerveux. Ils étaient tous morts. Elle revoyait encore leurs visages quand ils scandaient tous le nom de cet abruti pour l'encourager à la sauter devant eux, elle entendait encore leurs cris d'encouragement...

- Non... gémit elle en se prenant la tête entre les mains. Non...

Elle se retrouva à nouveau à genoux mais, cette fois, elle pleurait, se secouant d'avant en arrière.

Le néon au dessus de la tête de Lizzy se mit à scintiller, grésillant, laissant aparaître à travers les quelques flash lumineux un corps empallé par un tuyau de canalisation dans le couloir de l'université. Un gémissement suivit d'un cri sorti du corps tremblant. Harmony pleurait, affolée par son sort, elle essaya de bouger, mais de nouveau, la douleur lui arracha un hurlement. C'est alors que le néon s'éteignit d'un coup. Elle eut juste le temps d'apercevoir une silhouette dans les toilettes.

D'un voix suppliante, elle finit par articuler:
- Kévin? c'est toi?... Nicole?

Lizzy redressa la tête. Les larmes traçaient des sillons sur son visage plein de poussière et de sang séché.
Elle entendit à nouveau une voix appeler. Elle n'était pas toute seule !
Elle se releva et marcha en direction de celle qui appelait à l'aide. Mmm... Pas beau à voir. Carrément dégueulasse même... Elle ne voyait que le tuyau recouvert de sang et de chair à peine éclairé par la lumière venant des fenêtres des toilettes. ça ressemblait à de l'éponge rougie... Elle regarda le spectacle avec une fascination morbide, comme tétanisée.
Une main se tendit vers elle dans un gémissement de douleur et elle se rappela que ce qu'elle regardait était une personne. Elle s'accroupit en permettant à la lumière d'éclairer le corps.

- Harmony... dit elle d'une voix atone.

Elle éclata du même rire nerveux que tout à l'heure.

- Toi?

Harmony sentit quelle n'était pas tombée sur la bonne personne.
-Où sont Kévin et Nicole?

Elle grimaça et pencha la tête sur le côté. Elle perçut vaguement des morceaux de corps et réprima un cri. Elle était seule face à sa victime et ne tenait plus malheureusement le rôle de bourreau.
Ses yeux se firent suppliant.
- Lizzy, je t'en prie... aide-moi! Ou va chercher de l'aide.

Un silence de mort emplissait le couloir, brisé de temps à autre par le bruit de chute de gravas. Elle tourna la tête tâchant de voir si elles n'étaient pas seules. Lizzy souriait toujours.
- Sors-moi de là. Je ne veux pas mourir...

- Tu sais, ils sont morts... tous... dit elle en retrouvant un visage plus neutre.

Elle se mit à genoux et se pencha sur Harmony. Elle ne ressentait aucune pitié pour elle. Les images de la fille qu'elle connaissait depuis des années, de son bourreau, se superposaient à celles de la personne blessée devant elle. Elle n'entendait pas vraiment ses supplications et, pour tout dire, s'en foutait un peu.

- Dis... ça te sert à quoi d'être la plus populaire maintenant ? demanda-t-elle d'une voix lointaine.

Il n'y avait aucune colère ni amertume, juste une constatation morbide.

- Qu'est-ce que tu racontes Lizzy? On s'en fout de ça. Faut que tu me sortes de là. Si on est les deux dernières, va falloir qu'on s'en sorte...

Elle regarda sa plaie et eut un haut le cœur. Elle régurgita son repas du midi sur-le-champ. Dans le lot, beaucoup de sang. Harmony toussa, poussant un cri à chaque soubresaut de son corps.
- Je t'en supplie, fait quelque chose. Me laisse pas mourir... pas comme ça. J'ai mal... je sens presque plus mes jambes...

Un frisson la parcourue lui arrachant de nouveau un cri.
- Lizzy...

Elle se recula d'un bond quand Harmony vomit. L'odeur lui fila la nausée mais elle se retint de rendre ce qui lui restait dans l'estomac.
Elle se releva comme un automate et regarda autour d'elle. Personne. Le noir. Des néons qui grésillaient par intermittence. L'eau qui coulait toujours derrière elle.

Lizzy pencha la tête de côté en regardant Harmony. Cette fois, son expression n'était plus neutre. Une lueur de folie se lisait dans ses yeux marrons et elle se mêlait à la rancoeur et à la colère.

- J'hésite... dit elle en se faisant toute miel. Tu as besoin de moi maintenant... C'est amusant surtout quand on sait que tu m'as souvent dit que ma mère aurait du avorter pour éviter que je vienne au monde... Si elle l'avait fait...

Elle se mit à marcher de long en large devant Harmony.

- La grande, la merveilleuse Harmony a besoin de l'inutile Lizzy ! Quel dommage qu'ils soient tous crevés pour ne pas entendre ça !

Elle revint s'agenouiller devant Harmony.

- C'est moi qui gagne, cette fois.

Elle passa un doigt sur le tuyau, récupérant du sang, et l'essuya sur la joue d'Harmony.

- C'est toi qui est en train de crever, un tuyau dans le ventre. Tu ne te sens plus aussi supérieure, hein ? Tu as la trouille de mourir comme la chienne que tu es, hein ?

- Arrête Lizzy, qu'est-ce que tu racontes... Je vais pas crever...pas vrai? Hein? tu vas m'aider... C'est comme ça que ça se passe, on est dans la même écoletoute les deux... on est pareille. Aide moi je t'en prie.

Mais Lizzy ne bougeait pas et continuait de sourire de façon affreuse.
- Lizzy, je t'en prie...

La jeune fille ne bougeait pas:
- Lizzy bordel, fait quelque chose... reste pas là...

Toujours aucune réaction.
- Sors-moi de la sale garce !

La colère provoqua un saignement plus important, l'hémoragie reprit de plus belle. Ses habits baignaient dans le sang. Harmony s'affolait. Prise de panique elle se mit à hurlée, hystérique.
Elle fut prit d'un violent tremblement, secouant frénétiquement son corps et sacadant le son monstrueux qui sortait de sa bouche.

Lizzy la regardait sans vraiment la voir puis du sang gicla et l'éclaboussa, la ramenant à la réalité.

Harmony hurlait. Elle gesticulait dans tous les sens.

- Arrête ! cria Lizzy. Arrête bordel !

Elle se leva d'un bond, du sang partout sur sa chemise et son visage.

- Ferme là !

Elle lui donna un coup de pied mais elle hurla de plus belle.
Lizzy n'en pouvait plus. Harmony. Les cris. Le sang. La tête de Kevin qui la regardait d'un air salace. Harmony qui la persécutait. Harmony qui la frappait. Harmony qui disait à Kevin qu'elle lui taillerait autant de pipes qu'il voulait s'il s'occupait d'elle. Harmony qui hurlait. Harmony qui hurlait. Harmony qui...

Elle attrapa un bout de béton à ses pieds et le tint au dessus de sa tête. Elle le jeta sur la tête d'Harmony.

Le crâne fracassé par la violence du coup... Après ce choc, il s'ensuivit un silence de mort. La tête d'Harmony pendait sur le côté, une partie du cerveau à vif. Son corps eut encore quelques tressaillements. Un reste d'activité dans le système nerveux.
Ses mains cessèrent de gesticuler.. Définitivement !

C'est à ce moment que tous les néons s'éteignirent, ne laissant que la faible lumière extérieure éclairer les lieux.

Elle avait eu le temps de contempler ce qu'elle venait de faire avant que le noir n'arrive mais cela ne semblait lui faire ni chaud ni froid.
Elle retourna dans les toilettes d'un pas automatique et évita le corps de Kevin sans y porter attention.

Il restait un lavabo debout. Le robinet était cassé et l'eau s'écoulait en continu, froide, à un fort débit. Elle passa ses mains dans l'eau qui tourna rapidement au rouge et elle se mit à frotter et à frotter encore.
Elle leva la tête et aperçut son reflet dans un morceau de miroir. Elle faisait peur à voir avec le sang séché et celui, plus récent, d'Harmony. Ses cheveux étaient trempés et encadraient son visage pâle. Elle se demanda un instant si c'était vraiment elle qu'elle voyait.
Elle continua à frotter ses mains l'une contre l'autre. Il n"y avait plus de savon, ça ne voulait pas partir.

- Merde, merde, merde...

Elle passa au visage mais là, pareil, le sang séché peinait à disparaitre. Elle avait froid maintenant. Il fallait se trouver d'autres vêtements.
Elle décida qu'elle ne pouvait pas rester ici avec la tronche éclatée de Kevin et les yeux morts de Nicole. Elle retrouva son sac par terre et s'y accrocha. Elle sortit dans le couloir mais il faisait noir. Là, devant elle, il y avait le cadavre d'Harmony. Harmony qu'elle avait tué. Bien fait pour sa gueule.
Non, elle ne pouvait décidemment pas partir par là. Trop dangereux de marcher à tatons dans le noir avec tous ces gravats et ces morts.

Elle se retourna et avisa les vasistas. Peut être pourrait elle sortir par là ?

Elle avait utilisé la veste de Kevin pour écarter les bouts de verre d'une des fenêtres et avait réussi à sortir sans trop de mal.
Debout sur l'herbe, elle avait pris une grande inspiration libératrice, plutôt contente de se retrouver à l'extérieur, loin du noir, de la flotte glacée et de ce qu'elle venait de faire. Eprouvait elle du remord à avoir achevé Harmony ? Non. Rien de rien. Peut-être était elle encore sous le choc. Peut être pas.

Quand elle regarda autour d'elle, elle comprit dans quelle merde elle se trouvait. C'était pas "Le jour d'après", c'était carrément pire ! ça lui rappelait les images de Terminator, quand on voyait les ruines des batiments construits par les hommes et détruits pendant la guerre avec les machines, les cadavres en plus. Avait elle basculé dans un futur apocalyptique ? Non, c'était bel et bien le présent. Et c'était flippant.
Il n'y avait pas un bruit. Pas un oiseau. Juste un peu de vent. Quelques chutes de gravats pas très loin.
Elle avança, tout droit. Elle ne savait pas où elle devait aller. Serrant son sac contre elle à s'en faire blanchir les doigts, elle regardait à droite et à gauche. Elle reconnaissait quelques uns de ceux qui étaient à terre, sans vie. Certains s'étaient fait écraser par quelque chose, mur, arbre ou même bagnole. D'autres étaient simplement par terre. Il y avait du sang. Beaucoup de sang.
Elle reconnut la voiture du professeur Stanley. Elle l'aimait bien lui. Ses cours étaient intéressants et il ne se prenait pas pour Dieu le père. Et merde. Mort, comme les autres. La tête éclatée dans le parebrise. Repose en paix. Toi, t'étais un gars bien. Lizzy te regrettera.

Elle continua à avancer, évitant soigneusement les cadavres qu'elle regardait à peine maintenant. Elle se demanda vaguement si c'était partout pareil, si ses parents s'en étaient sortis. Avec la chance qu'elle avait, elle les retrouverait en train de chialer sur le corps de Tom et elle verrait qu'à leur regard, ils auraient voulu que ce soit elle qui y passe et pas leur fiston préféré. Allez vous faire foutre ! Tous !
Elle serra ses bras dans ses mains et ferma les yeux très forts. Elle ne voulait pas pleurer. Ils n'avaient tous que ce qu'ils méritaient non ? Et elle, elle avait survécu. Malgré qu'on l'ait toujours rabaissée, qu'on l'ait toujours considérée comme une merde, elle s'en était sortie ! N'était ce pas un signe comme quoi elle valait quelque chose ?

Elle resta de longues minutes ainsi, à se balancer d'avant en arrière, sans pleurer. Une chute de gravats la fit sursauter. La nuit tomberait bientôt, elle ne devait pas rester là. Elle recommença à marcher.