Eurydice

« C’est drôle ; on peut très bien marcher, sourire, traverser les rues, et être mort. » - Jean Anouilh


? Octobre – ? H

[ Depuis : Station Service / Musique de nuit ]



Toujours enlacés, Jeremiah et Alba se retrouvèrent soudain au pied du théâtre. Il faisait grand jour.
Dire qu’une seconde plus tôt, ils étaient à 600 mètres de là, et que la nuit venait de tomber !

Les chiens se dispersèrent sur la place. Ils tournaient, un peu désorientés, comme les humains qui avaient voyagé avec eux.
Même la moto, et le cadavre à leurs pieds, avaient fait le trajet.
A la station, ils se trouvaient aussi dans le cercle de chiens…


Alba entendit le mort remercier un invisible chauffeur… Puis pester d’avoir été déposé si loin du centre !
L’esprit de Metzger râlait encore.

Elle secoua la tête, pour se réveiller comme si tout ça n’avait jamais existé. Et pourtant. Le théâtre était bien là, et il portait les stigmates de la catastrophe.


L’affiche annonçait une oeuvre d’Anouilh en matinée, Eurydice. Une pièce de sa période noire.
Et en soirée un boulevard plus récent, avec un acteur célèbre en vedette : « Les cornes de monsieur sont avancées »

Une volée de marches menait à l’entrée du théâtre, dont les portes s’étaient envolées dans le drame.

Jeremiah eut bien du mal à lâcher Alba. Il regarda autour de lui, ne comprenant rien à ce qui venait de se passer. Il devait cauchemarder encore... Le pire, c'était que le cauchemar était toujours aussi réel.

- Tu vas bien ? s'inquiéta-t-il.

Se concentrer sur elle lui permettait de ne pas péter les plombs. Elle l'ancrait dans une réalité plus rassurante plutôt que dans cette folie qui ne cessait de leur tomber dessus.

- « Ca va, ça va… Enfin je crois. »

Elle tournait sur elle-même, abasourdie, avec la même incompréhension que Jeremiah.
Si ses expériences paranormales passées l’avaient habituée à un certain mystère, à l’inquiétant frisson de l’au-delà, jamais au grand jamais, Alba n’aurait pu imaginer un tel prodige !

- « C’est… C’est ma santé mentale qui m’inquiète, là. Putain ! C’est carrément… »

Y’avait pas de mot.

Elle alla s’asseoir au pied des marches. Plus loin, les chiens reniflaient un peu partout en espérant s’y retrouver.
Alba craignait, pour sa part, d’avoir un peu perdu la boussole.

Faute de mieux, elle regarda sa montre. Elle indiquait toujours 21 heures, le deux octobre.

- « Je reconnais le théâtre Dante… mais je me demande bien quand on est ? »

Pour sa part, Jay regardait autour de lui d'un air inquiet. Il ne comprenait vraiment rien à rien et se sentait encore plus inutile à protéger Alba si maintenant des lumières sorties de nulle part se mettaient de la partie !

- C'est pas le plus important.

Il regarda la moto, soulagé de la voir là.

- On se casse. Faut qu'on sorte de la ville.

Comme prévu.

Ils entendirent une voix lointaine parvenir du théâtre. On ne pouvait pas bien entendre ses paroles depuis l’extérieur, mais il s’agissait d’une voix de femme.

Quelqu’un d’autre avait survécu.

Jeremiah tourna la tête aussitôt la voix entendue. Il regarda ensuite Alba.

- Merde...

S'il y avait une autre survivante, il devait aller voir. Il vérifia son arme coincée à l'arrière de son jean.

- Tu restes ici, prête à dégager au moindre problème. Moi, je vais voir.

Alba hésita ; elle était encore déstabilisée. Elle le regarda gravir les marches sans bouger, puis se dit qu’elle n’aurait pas voulu non plus qu’il lui arrive malheur. Qu’ils pourraient veiller l’un sur l’autre.
Même si à ses beaux yeux bleus de mécano, elle était juste une fille !
Et en même temps, c’était gentil de sa part, d’être prêt à prendre des risques pour elle…

Jeremiah entra dans le théâtre. La voix provenait de la salle. Toutes les portes avaient été arrachées, et un trou dans le plafond projetait la lumière du jour sur la scène.

Là, une femme récitait :

- « Ah l’incertain, le troublant premier jour. On se cherche, on se sent, on se devine, on ne se connaît pas encore et on sait pourtant déjà que cela durera toute la vie… »

Jay s'arrêta en voyant la nana. Qu'est ce qu'elle foutait là, au milieu des ruines ?
Il jeta un coup d'oeil aux alentours histoire de voir si elle était bien seule.

Il n’y avait apparemment personne d’autre dans la salle.
Elle s’interrompit en le voyant approcher.

La jeune femme, une actrice que Jeremiah aura peut-être déjà aperçue ici ou là, avait ceci d’insolite qu’elle était parfaitement coiffée et maquillée, magnifique dans une belle robe ample.
On aurait dit que le cataclysme ne l’avait pas affectée, que fidèle au poste, elle jouait son rôle comme si de rien n’était.


Pourtant, elle semblait avoir conscience de la situation :

- « Vous aussi, vous avez perdu des êtres chers… quel malheur. »

Et curieusement, elle ajouta :

- « J’aurai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces... il y aura toujours un chien perdu quelque part pour m’empêcher d’être heureuse... »

Alba n’avait pas pu résister à l’envie de venir voir. Elle se tenait une vingtaine de mètres derrière Jeremiah, progressant le plus discrètement possible.
Elle ne voulait pas vexer sa fierté de mâle, mais elle n’allait tout de même faire le planton toute la journée pendant que monsieur faisait sa visite.


L’actrice reprit :

- « C’est atroce, non ? Et pourtant, tellement dérisoire, si irréel… Je n’aurais jamais crû que cela ressemblerait à ça…
Toute une vie d’efforts, de non-dits et de compromissions… pour en arriver là.
Chienne de vie ! »

Elle soupira.

- « Je me demande comment, étant musicien, vous pouvez encore aimer la musique. »

Elle avait encore pris ce ton inspiré. Comme un texte que l’on déclame.

- « Vous pourriez retrouver celle que vous aimez, vous savez… La ramener ici… ça vous tente ? »

Jeremiah se dit que cette fille devait avoir perdu pied. La situation avait de quoi rendre dingue même les plus terre à terre.
Il lui proposa de les accompagner, arguant qu’elle ne pouvait pas rester ici toute seule, mais rien à faire. La jeune actrice était déterminée à poursuivre sa pièce jusqu’au bout.
Rien ne l’empêcherait de tenir son rôle, encore et encore, même devant cette salle vide, même moribonde, jusqu’à ce que les spectateurs viennent rendre hommage à son travail.

Comme Molière, elle devait encore préférer mourir sur les planches…

Finalement, puisqu’elle ne voulait rien entendre, Jeremiah tourna les talons. Alba, restée en retrait, regagna rapidement l’entrée du théâtre.
Une fois de plus, elle n’eut pas le cœur de lui révéler ce qu’il venait de voir. - Quoique elle fut en réalité la plus étonnée des deux… Le beau Jay lui aurait-elle emprunté un peu de son fluide ?



Une fois dehors, le couple vit que les chiens avaient repris leur position initiale. Ils étaient de nouveau en cercle autour de la moto.

Prudemment, les mains crispées sur une arme, ils s’enhardirent à franchir le cercle, malgré les grognements, malgré les babines retroussées.
A peine Jeremiah avait-il éperonné sa monture, que le concerto en cabot majeur reprenait !
La meute hurla à la mort, avec autant d’ardeur qu’elle hurlait à la lune quelques instants plus tôt.

La moto démarra, mais n’avança pas. Les pneus crissèrent, puis ils se sentirent soulevés.
Et dans un nouveau flash aveuglant, ils furent emportés vers un autre lieu, vers un autre temps.

Sous le soleil et sa lumière fanée, la place désertée reprit sa tranquillité. Comme si de rien n’était.
Seule la brise apportait l’écho lointain d’un texte maintes fois récité.

3 Octobre – 13H20


C’est à cet instant que Wolf Blixen déboucha sur la place. Il avait juste eu le temps d’apercevoir le cercle de chiens disparaître avec la moto.
Abasourdi, le fugitif descendit de véhicule et observa les lieux, incrédule.

Guidé par l’écho d’une voix féminine, Wolf passa la porte du Théâtre Dante.
Il descendit, marche après marche, jusqu’à la scène où l’actrice jouait sa pièce, encore et encore.

- « Hep ! Qui êtes-vous ? ça va ? »

- « Oh ! Pourquoi demander qui on est ? Cela veut dire si peu de chose qui on est… »

- « Ah pardon… je vous avais pas reconnue.»

C’était une célèbre actrice, en tenue de gala immaculée. Elle répondit :

- « De toutes façons, à présent… nous sommes tous égaux. »

- « Mouais. Si vous voulez mon avis, on l’a toujours été... Et certains plus que d’autres… »
Il ne fallait pas le titiller sur le sujet. Il avait l’ironie mordante.
– « Mais vous êtes sûre que ça va ? »


- « Et toi, le déshérité ? Es-tu sûr que ça va ? Que tu es sain de corps et d’esprit ? »

- « Hein ? Le déshérité… De quoi tu parles ? »

- « Ah ! Que c’est difficile, que c’est difficile de toujours expliquer tout !

Souviens-toi du desdichado ! Il est parmi nous. Ne crois-tu pas ? »

Qu’est-ce que son esprit malade voulait bien signifier par là ? Blixen dut faire appel aux tréfonds de ses souvenirs d’école… El Desdichado, de Nerval.

- « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le prince d’aquitaine à la tour abolie.
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie...

...Oui. Beaucoup d’entre nous ont perdu un être cher, ces jours ci. »


Il ne connaissait rien des malheurs de Jeremiah. Il pensa à Luka et à sa famille, aux parents adoptifs de Cassie, à Alex, tombée trop jeune… et à celle qu’il avait lui-même perdue, des années auparavant.


- « La mort est belle. Elle seule donne à l’amour son vrai climat. »

Wolf la trouvait de plus en plus suspecte. De plus en plus barjo !

- « …Vous êtes timbrée ou vous jouez les mystérieuses juste pour m’embrouiller ? »

- « Oh il ne faut pas croire que c’est très compliqué d’être mystérieuse. Il suffit de ne penser à rien, c’est à la portée de toutes les femmes. »

Et elle éclata de rire…
Le diagnostic de Wolf se précisait.

- « Bon, vous devriez évacuer… Vous restez là, ou quoi ? »

- « Non. Je ne suis que de passage. Comme nous tous. Nous passons… vers un lieu ou un autre. Chacun selon ses mérites. Mais vous… vous, vous êtes là pour montrer le passage. A ceux qui portent le soleil noir… »

Son sang ne fit qu’un tour. Un soleil noir ? Comme une éclipse ?

- « Vous parlez de qui exactement ? Vous savez quelque chose ? »

- « Je parle tout le temps, mais je ne sais pas répondre. C’est d’ailleurs pour cela que je parle tout le temps, pour empêcher qu’on me questionne. C’est ma façon d’être muette. »

Bon sang, elle avait l’art de lui taper sur les nerfs !

- « Je dois montrer le passage à qui ? Ceux qui portent le soleil noir ? …Ceux dont l’étoile est morte ?
Comme Orphée ? C’est ça… Eurydice ? »

- « Ouiii. Voilà ! Tu as compris tout seul, tu vois. Pas mal… pour un homme.

Tu es le guide et le gardien. Vers le monde des damnés.
Pour le veuf, l’inconsolé, le porteur de luth. Tous ceux qui recherchent la vie, désespérément…
Et aussi pour le prince du royaume disparu. Il cherche encore sa place aujourd’hui. Son trône attend patiemment quelque part… qu’il trouve son roi.
Mais pour obtenir la vie, ils devront affronter ou servir un autre monarque… Le maître de notre enfer. »

- « Alors tu aimes parler par énigmes ? Et celle-là ?
"Tout le monde me croit mort, mais je mords encore… qui suis-je ?"

T’as deviné, hein ? Allez, puisque t’as l’air de savoir autant de choses, tu vas venir avec moi, que ça te plaise ou non ! Et t’as intérêt à me dire tout ce que tu sais en chemin… »

Wolf tenta alors de l’attraper par le bras… et, sans même qu’elle ne s’y dérobe… il passa au travers.

Penchant la tête avec une surprise appuyée - comme si on pouvait mieux voir ainsi ! – Wolf tendit cette fois le bras au travers d’elle. Trois fois.
Rien à faire ; elle n’était pas vraiment là. Immatérielle.

- "Après le keupon qui s’tire sur l’élastique, et la moto qui disparaît dans un cercle de chiens… voilà la femme intouchable ! Bienvenue au cirque !"


Il n’y avait rien à faire pour elle, et après tout, ça semblait pas la déranger plus que ça… Elle était déjà dérangée !

- « Bon… ben je vais vous laisser… »


Mais elle avait un dernier message, aussi sibyllin que les autres.

- « N’oublie pas ! Tu devras d’abord être pendu, si tu veux trouver la tête qui parle. »


- « C'est celaaa, oui... Je vais éviter alors… merci. »

Et il rebroussa chemin. Il avait d’autres chats à fouetter !


3 Octobre – 13H50