Sur les flots de bitume

1er octobre - 19h30 - [ Du commissariat ]


En éclaireur de sa petite troupe, le capitaine Blixen scrutait chaque recoin d’ombre des rues qui défilaient. Légèrement en avant, comme à la proue d’un frêle esquif sur une mer d’asphalte démontée.
Sur les chemins chambardés, il frayait une voie sûre à ses compagnons d’infortune. Il fallait avancer, de peur d’être rattrapés par la dure réalité, par le regret de ceux qu’il avait fallu délaisser, par le remords d’y avoir subsisté...
Mais ployant peu à peu sous le voile vorace d’un crépuscule triomphant, le trio accablé se vit malgré lui avalé par la nuit. Tel Jonas par la baleine. Tel l’astre du jour au Jugement Dernier, dévoré par la bête dans son Harmageddon païen.

Le ciel, chargé des cendres de nos chers disparus, occultait désormais tout espoir d’horizon plus radieux. Wolf avait échoué à y apercevoir des ailes salvatrices. La venue des oiseaux aurait annoncé le retour d’un air purifié. Et il n’y avait pas même un rapace à se repaître des chairs putréfiées.
A cet instant, il se serait contenté de mouches, naissant en noirs essaims des milliers de corps abattus… si on n’avait pu craindre que la ville ne tombe entre les griffes de leur seigneur diabolique, autrefois adoré dans les temples de Canaan sous le nom de Baalzebul ! Sa Majesté des mouches allait-il déchaîner ses épidémies sur les derniers survivants du fléau, vestiges de civilisation livrés à eux-mêmes ?

Dorénavant, Wolf Blixen attendrait les corbeaux.
Il n’attendait plus guère le retour des colombes. Et nul rameau d’olivier ne poussait à la ronde.

Cassie s'ennuyait à devoir marcher comme ça sans but précis ou du moins distrayant. Elle s'était amusée quelque peu de la sensation étrange de parcourir la rue en bandelettes mais elle s'y était vite habituée. Sa mauvaise humeur avait disparue comme ils ne parlaient plus d'hôpital.

Passant à un autre divertissement, elle calqua son pas sur celui de Wolf, le mimant dans son dos en une réplique miniature. Elle fit quelques pas rapides pour rattraper ses grandes enjambés et recommença son petit jeu ainsi plusieurs fois. Elle ferma l'un de ses yeux pour mieux lui ressembler mais le deuxième avait la fâcheuse tendance à faire pareil donnant l'impression de clins d'oeil ratés. Mais là aussi elle se lassa, ce n'était pas bien passionnant, en plus elle s'énervait en n'arrivant pas le truc des yeux.

De nouveau à la recherche de quoi passer le temps son regard s'arrêta sur les fesses de Wolf. A le voir se trémousser à l'affût du moindre danger elle ne pouvait que se rappeler les chats malicieux traînant derrière chez elle. Son regard s'illumina et elle se demanda s'il détalerait comme eux si elle l'attrapait. Elle retroussa ses manches après une longue hésitation sur les possibles réactions du pirate. L'ennui avait finalement vaincu sa raison et le sérieux qu'il exprimait était décidément trop tentant pour ne pas risquer le coup. Elle lui agrippa subitement le popotin les yeux grands ouverts pour ne rien rater du spectacle.

- Yaaah !

Dès qu’il sentit les mains audacieuses lui attraper les fesses, Wolf marqua un bref temps d’arrêt, les sourcils en accent circonflexe.
Il avait eu peur qu’à la faveur de la nuit, Luka se transforme en motard des Village People.
Ou en lapin-garou aux œillades aguicheuses !

Mais il avait bien conscience du manège de la gamine, depuis un petit bout de temps déjà.
S’il s’était agi d’un vulgaire mime de parc, Wolf lui aurait déversé un tel flot d’injures que pas un Bip n’aurait pu l’endiguer. L’avantage avec les mimes, c’est que leurs dernières paroles ne s’éternisent pas ! L’inconvénient, c’est que coule dans leurs veines toute l’intelligence des Marceau… Prenez Sophie par exemple…

Spoiler:

Hélas, la fille n’était pas en âge qu’on lui rende la pareille... Le capitaine se retourna lentement, avec dans l’œil une braise qui n’augurait d’aucune roucoulade !

- « Holà, moussaillon ! C’est la solitude en mer qui te fait perdre la raison ? Veux-tu finir à fond de cale ? Que mon second passe les fers à ces menottes imprudentes ? », dit-il en désignant celles de l’inspecteur - De menottes. Toujours utiles en cas de soirée trop arrosée qui se voit agréablement prolongée.

‘Espérons que la petite effrontée saura garder sa place’.
Déjà, qu’elle lui prenne la main, ç'avait été difficile pour lui. Maintenant la mise au panier ; alors… il n’osait imaginer la prochaine étape !

- « Tu as la main mieux pendue que la langue, Alice. Alice comment, déjà ? »

En ces temps bénis où l’on savait s’amuser, c’est à la grande vergue qu’elle aurait gigoté. Quoique le supplice de la planche avait également du bon. Mais un déficit provisoire en requins l’obligeait à surseoir à cette exécution…
Ce n’était que partie remise.

W.C. Fields disait : « Quelqu’un qui n’aime pas les enfants ne peut pas être totalement mauvais. »
Il avait bien raison.
Ce à quoi Pierre Desproges ajoutait : « Le bon Dieu l’a puni en lui donnant un prénom de chiottes. Et c’est bien fait. »

Cassie gloussait de rire en douce tout en essayant vainement de garder son sérieux. Wolfy avait une tête impayable et bien qu'il la sermonnait, elle ne regrettait en rien son geste déplacé. C'était beaucoup plus drôle que tout ce qu'elle avait fait depuis le début de la balade, d'autant plus qu'il n'avait pas l'air d'apprécier.

- K... Kara. Et toi dis moi, es-tu marié ?

Elle avait vu Luka qui devait l'être et Wolfy étant beaucoup plus vieux serait peut-être même papa. Elle s'efforça de concevoir à quoi pouvait bien ressembler l'enfant de Wolfy. Ce devait être un genre de Luffy complètement déganté pour supporter un papa comme ça. Elle rit ouvertement ni tenant plus en imaginant un Wolfy miniature en tongues et chapeau de paille.

Luka n'avait jamais vu les rues de la ville si calme. Cela en était même éffrayant. Pas plus qu'une symphonie de craquement, preuve du chaos qui habitait chaque coin de rue. Un silence pesant, où chaque son, infime soit-il, pouvait être le signe de n'importe quoi, et surtout, d'un truc très mauvais.

Les rues se ressemblaient toutes à présent, et Wolf avait pris la tête. Luka pensait encore à sa famille, perdant sans cesse un peu plus espoir aux vues des décombres qu'ils traversaient. Et pourtant, en son fort intérieur, il savait qu'il ne pouvait abandonné. Jamais.

Il fut tiré de ses pensées par un cris perçant le silence morbide de la nuit naissante. Il se tourna vers ses compagnons pour apercevoir Alice sauté sur les fesses de Wolf. Luka étouffa un fou rire intérieur, mais un sourire pointa quand même sur ses lèvres. Ca devait être assez dur pour une enfant de vivre une telle situation. Elle les lui rappellait tellement avec son air insouciant.

- J'espere qu'ils vont bien pensa-t-il en levant les yeux au ciel.

[-K...Kara]

Alice Kara, c'était donc ça son nom.

‘Marié ? Décidément, elle manque pas d’air celle-là ! Juste après la main au cul…
Et en plus ça la fait marrer !’

Apparemment, faire les gros yeux n’avait pas suffi à la décontenancer. D’autant qu’il ne pouvait les faire qu’à moitié…
C’est sûrement pourquoi Alice n’était plus qu’à demi impressionnée.
Si c’était bien la même ! Qui voulait échanger une Alice hilare contre une Alice terrorisée ?

On ne devrait pas laisser les gosses traîner devant la télé. Quand le pire arrive, ils ne font plus la différence entre fiction et réalité. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que ce carnage allait s’effacer comme par miracle au prochain épisode ?
Non seulement la gamine le prenait pour un jouet, mais elle devenait trop curieuse. Il préféra répondre par une ironie coutumière.

- « Non. J’ai échappé à ce cataclysme aussi… »

Les filles de son âge ne détestaient rien tant que d’être interrogées à leur tour sur leur intimité.

- « Pourquoi ? T’es intéressée ? »

A sa moue qui déjà se renfrognait, il crut deviner une attaque cinglante sur son âge avancé. Wolf tenta une parade.

- « Ou tu espérais qu’une dame s’occupe enfin de toi ? »


Pourtant, il n’avait rien oublié. Malgré ses efforts, malgré les années. Si douleur et amertume avaient disparu, la nostalgie, elle, restait invaincue. Qui peut enterrer à jamais son amour de jeunesse ? Et conserver intacte la fraîcheur de ses émotions, après le dépit, après la trahison.

Wolf lança un regard appuyé à Luka, comme en supplique. Pour qu’il le tire de ce pétrin…
‘Non mais, est-ce que j’ai une tête de nounou ?’
Luka avait l’air plus à même de gérer ces choses familiales. Wolf ne pouvait, ne voulait surtout pas s’attacher à l’enfant. Pour ce qu’il en savait, la pauvrette pourrait être emportée dans deux jours par les radiations.
Et puis, il ne devait pas relâcher sa vigilance.

Ce qui lui fit penser… A tout hasard, il vérifia que rien ne lui manquait.

‘Alice Kara ?’ Pourquoi ce nom évoquait-il vaguement quelque chose dans les tréfonds de sa mémoire ?
Non. Rien, finalement. Pour l’instant…

Cassie secoua la tête de droite et gauche bien que d'être avec Wolfy pouvait être rigolo elle ne voulait plus avoir quelqu'un qui s'occupe d'elle de trop près.

- Non, non... mais tu sais que tu ressembles aux gros chats de mon quartier ? Quant on les approche pour leur faire un câlin, ils rouspètent, grognent un peu en se mettant en boule le poil hérissé mais finalement lorsqu'ils sont habitués, ils sont gentils.

Elle le regardait franchement droit dans... l'oeil.

Luka regardait toujours la scène sans y prendre part. Alice semblait si innocente malgré la situation. Elle ne semblait pas mesuré le degré de chaos qui regnait autour d'elle, ou alors, elle se croyait peut-etre dans un rêve. Hélas, personne ne se réveillerais de ce cauchemard.

Luka sentit alors le regard de Wolf se poser sur lui, un regard insistant comme un signe de désespoir. Toujours un sourire au coin des lèvres, alors que ses deux compagnons continuaient de parler, il se décida de les ramener à la réalité.

- Je ne suis pas sûr que ce vieux pirate ne s'habitue un jour. Il faudrait peut-être se remettre en marche. La nuit commence à s'épaissir.

- « Huumph… ouais, bon… ça va ; c’est pas grave… Faut y aller. »

Wolf Blixen avait comme le sentiment d’avoir été percé à jour ; et c’était fort désagréable d’être ainsi remué par une jeune inconsciente. Depuis combien de siècles n’avait-il plus éprouvé de sensations troubles ?
Le militaire en lui, au lendemain incertain, lui avait toujours commandé de se tenir à l’écart des femmes. En tout cas pour plus d’une nuit. Alors les enfants… c’était un autre monde. Qu’il avait pris bien soin d’éviter.
Mais plus encore, il ne pouvait accepter d’être comparé à un vulgaire félin ; lui, le loup indomptable, chef de meute, maître des forêts et des steppes glacées !

‘J’ai rêvé ou il m’a traité de vieux ?’

Il repartit d’un bon pas, souhaitant presque qu’un adversaire montre le bout de son nez…

Cassie n'insista pas davantage et suivi sagement Wolf. Il semblait savoir où aller et c'était plutôt rassurant. Finalement elle n'aurait pas aimé une liberté où elle serait toute seule en compagnie de cadavres écoeurants. Et puis elle avait deux grands garçons pour elle toute seule, elle était plutôt chanceuse. D'un autre côté Wolf n'avait pas tord elle aurait bien aimé la compagnie d'une femme, parler chiffon avec Wolf ou Luka serait amusant cinq minutes mais n'avancerait pas à grand chose. A chaque fois qu'elle abordait le sujet avec Papa, il restait indécis ou évinçait sournoisement la question en partant sur un tout autre sujet, c'était fichtrement agaçant à la longue. Comment savoir ce qui plaisait aux garçons s'ils n'avaient aucun avis ? Grrr... ce qu'ils pouvaient être rudement idiots parfois !

L'estomac de Cassie se mit à gargouiller bruyamment ce qui arrêta net ses réflexions en la faisant rougir jusqu'aux oreilles. Redoutant les remarques cinglantes du pirates sur la piètre élégance d'une jeune fille convenable, elle dénonça Luka le feu aux joues.

- Luka a faim, vous croyez qu'il y a de quoi manger par ici ?

Ils repartirent ainsi, à travers les ruines de la ville. Luka avançait pourtant, un pas après l'autre, mais le faisceau de la lampe torche lui ramenait sans cesse devant les yeux, le même paysage désolé. Pas un seul mouvement parmi les monceaux de pierres et de poussière. Pas un seul bruit qui prouverait qu'ils ne sont pas seuls.

[- Luka a faim, vous croyez qu'il y a de quoi manger par ici ?]

Moi, faim...

Luka fut surpris par la petite fille, se demandant pourquoi elle n'avouais pas qu'elle avait tout simplement faim. Au bout d'une seul seconde, ce sentiment disparut et il fouilla alors dans la poche de son manteau. Elle en glissait toujours une ou deux dans sa poche. "C'est pour pas tu meurs de faim" disait-elle avec un sourire angélique. Sa main ressortit alors de sa poche, tenant aux creux de sa paume un petit paquet de gateaux. Luka regarda son trésor puis le tendit à Alice

- Est-ce que ça ira pour l'instant, jusqu'à ce qu'on trouve quelque chose d'autres ?

- Merci.

Elle prit le paquet de gâteaux entre ses petites mains et se fit un devoir de le partager équitablement en en tendant un à Luka puis en dévora avidement un autre. Il était surement d'une saveur banale mais elle le trouva délicieusement bon à l'instant et elle affichait une bouille réjouit à le mastiquer.

La satisfaction de la petite faisait plaisir à voir. Comme le regard émerveillé des enfants devant les vitrines de Noël réchauffait aussi le coeur des parents. Pourtant...

Pourquoi avait-elle abordé ce sujet ?
Depuis plus de dix ans, il faisait tout pour oublier. Il avait tout absorbé. Et voilà qu’entouré de cadavres mutilés - que sa lampe évitait pudiquement à chaque aperçu de l’horreur - le simple mot ‘marié’ lui évoquait à nouveau la douleur de l’absence, les espoirs déçus, comme une madeleine amère qui menacerait d’étouffer.
Son cœur saignait encore, malgré la décennie passée… Elle avait lentement disparu.
Mais la mémoire est un bourreau tenace : Il revit son départ pour New York. C’était à l’époque de l’ancien président. Le nouveau a depuis connu les mêmes déboires…

A ce moment précis d’errance dans la ville cimetière, il regrettait tellement de n’avoir pas su se faire aimer, de n’avoir plus personne à chérir en retour. Un immense vide intérieur. Si seul dans la nuit.
Ne pouvait-il juste tirer un trait ? Ah…Si sa vie affective ne se réduisait pas à ce simple souvenir, fil ténu d’un amour presque atteint.
Mais pourquoi avait-on abordé ce sujet ?

L’apparente innocence des enfants devait déjà receler la joie sadique de mettre l’autre à nu. Sous couvert d’une naïve curiosité, ils cherchent à souligner les failles. Pour mieux s’y engouffrer.
Les tout-petits imposent leur volonté par les cris et les pleurs. Mais dès qu’ils grandissent, c’est par d’autres leviers qu’ils veulent dominer le foyer ; empruntant tour à tour les masques du mensonge et de l’ingénuité.
Certains croient même bien faire. Plus royalistes que le roi, ils prodiguent leurs leçons de moralité. Et, médecins malgré eux, c’est en Sganarelle médiéval qu’ils exercent leur courte science. Par la saignée !

Il faut dire que les adultes y mettent du leur ; refusant à voir jusqu’à l’évolution de leur progéniture. "Comment les chers bambins pourraient-ils comprendre ? Comment pourraient-ils savoir ?" – …Ont-ils donc tous des gosses aveugles et sourds ?
On ne soupçonne jamais assez tôt à quel point les jeunes peuvent saisir le non-dit. Et s’emparer des mécanismes pervers des relations humaines.

Wolf se dit que finalement, c’était peut-être mieux qu’il ne soit plus marié.

Dans les faisceaux des lampes apparurent les silhouettes décapitées des premières maisons du faubourg.



[ 1er octobre - 20H - Vers Hope Town ]